Souvenir d'enfance
Silan… Les souvenirs remontent. Des années plus tôt. De longues, longues années.
Deux zoraïs arrivent au camp de réfugiés. Décharné, le masque peu avenant. L’homine tient un bébé emmailloté contre elle ; le petit semble dormir. Un petit Zoraï marche à leur côté, encore sans masque. Leur route a visiblement été longue sur le chemin de l’exil, comme en témoignent leurs vêtements sombres qui ne sont plus que des loques, et les lames ébréchées, au bord de la rupture, que portent les deux adultes.
Comme tant d’autres, ils sont accueillis, soignés, nourris et réchauffés. Pourtant leurs regards sombres en refroidissent plus d’un. La fraternité des Rangers se reporte en partie sur les enfants.
L’ainé est déjà fort pour son âge. Une famille zoraïe qui a déjà des enfants l’invita à passer du temps avec eux. Bientôt, ils se voient tous comme cousins. Fakuang, Sovyc et Cyvos, à courir dans la prairie, chacun avec ses centres d’intérêt : chasser les yubos, les peindre avec des pigments piqués aux artisans, les lâcher dans la tente de Nomis Merclao.
Le cadet, Kaiyo, est un enfant calme et souriant. Régulièrement laissé seul par ses parents, une vieille dame Trykette se fait un plaisir de le kidnapper… pardon, de le surveiller, s’amusant des gazouillis de l’enfant, lui apportant un amour qu’il lui rend avec plaisir.
Les parents n’ont pas envie de se mêler aux autres. Ils font leur part de travail, en silence. Un pli amer se dessine sur le masque de l’homin au milieu des rires des autres réfugiés. Il est évident qu’ils ne resteront pas : le temps de reprendre des forces et ils rejoindront le continent. On murmure parfois, quand ils ne sont pas là, sur leur origine. Le soigneur du camp jure qu’ils portent tous deux les cicatrices de chaînes, mais il n’y a aucune civilisation qui a survécu dans les anciennes terres, et pourquoi les enchainer ? Un réfugié dit que là-bas, des homins ont survécu, une nation reconstruite sur les ruines de la civilisation, tous homins mêlés. “Comme les Rangers ?” demande une petite fille. Non, pas comme les Rangers. Peut-être que les deux Zoraïs taciturnes viennent de là, et qui sait quelles horreurs ils ont vu…
Un jour, la famille de Sovyc recueille un nouvel orphelin. Un petit tryker très actif, nommé Ezek. D’abord amusé par la boule de nerf, Fakuang se sent rapidement délaissé par ses cousins, qui passent leur temps à gérer l’enfant et bien moins à faire des bêtises avec lui. C’est vrai que ce tryker est mignon, et pour cela, Fakuang lui en veut encore plus. Se retrouver de nouveau seul à jouer, ou bien s’incliner devant les caprices de ce gosse dont il ne veut pas. Il veut retrouver ses copains.
Il emprunte une fiole à l’aspect sinistre et inquiétant qui traine dans les possessions de Chiang le Fort, et une massue à un garde qui somnole. Dans le camp, on commençait à se méfier des rapines, mais pas encore assez.
Il se glisse dans la tente où Ezek fait la sieste. Il hésite… la potion, dont il ignore l’effet, ou écraser la petite tête ?
Sovyc entre alors dans la tente, s’immobilise, incapable de comprendre ce qu’il voit. Leste comme un serpent, Fakuang se jette sur lui et l’assomme, puis l’oblige à avaler le contenu de la fiole alors qu’il est à moitié inconscient . Pas de témoin, et quelques coups de plus pour s’assurer que… Attiré par le bruit, le frère de Sovyc entre à son tour et hurle de peur devant la scène. Cette fois s’en est trop, Fakuang préfère se sauver avant que tout le camp n’arrive. En le voyant arriver couvert de sang, ses parents comprennent qu’il a fait une bêtise de trop. Ils ne demandent même pas d’explication, les cris venant de l’autre bout du camp suffisent. Ils attrapent leur fils aîné d’une main, récupèrent leur second dans les bras de sa nourrice trykette, et vont au téléporteur.
- N’importe où, peu importe, mais loin d’ici.
La Jungle les accueille, mais Zora dégoûte le couple au plus haut point. \\- Des faibles, des lâches, qui n’ont rien compris aux leçons du passé, qui se complaisent dans leur richesse en ignorant le prix que les Kamis en demandent.
Ils vont de tribu en tribu, sans rester dans aucune. Maitres de la Goo, Cercle Noir, Illuminés, Antekamis, aucune ne trouve vraiment grâce à leurs yeux. Ils commercent avec eux, et parfois en font les frais aussi.
Fakuang ne s’intéresse pas à ça. Il ne s’intéresse pas aux échanges de monnaies qui ont lieu tandis que le regard du chef des Antekami, Pei-Jeng Luun, s’attarde sur lui et son frère.
Puis ses parents le laissent aux Kamis. Pourquoi ? Il ne les a jamais vus s’incliner devant eux. D’après eux, ils n’étaient là que pour utiliser les homins. Pourquoi l’abandonne-t-on avec ces créatures bizarres ?
Quand il revient de la cérémonie du masque, il a changé. Quelque chose en lui voit trop clairement le monde qui l’entourait. Il avait cru que ses parents savaient tout, qu’ils étaient des géants invincibles. Il voit maintenant à quel point ils sont minables et pathétiques. Cela ne l’étonne même pas d’apprendre qu’ils l’ont vendu aux Antekamis et que dans quelques années, son frère le suivra.
Et c’est aussi bien. Il apprécie la compagnie des Antekamis. Ce qu’ils lui apprennent lui semble sensé, juste. On s’amuse toujours avec eux. Quand vient le moment de couper ses cornes, il fait honneur à sa tribu. Et c’est sans émotion particulière qu’il voit son frère les rejoindre, quelques années plus tard.
Mais son frère, lui, n’a rien à faire là. C’est un pleurnichard, un poltron, et un ahuri heureux. Il ne fait rien de la bonne façon. Il préfère passer son temps à regarder les nuages plutôt que d’aller frapper des kamistes. Fakuang a honte qu’il soit de son sang. Il en prierait presque la Goo pour qu’elle le débarrasse de cette encombrante famille. Mais la goo ne répond à aucune prière, il le sait.
La cérémonie de son frère arrive. Devant la lame, il hésite. Il finit par la prendre, et on voit sa main trembler en tenant le couteau. Fakuang gronde. S’il ne le fait pas, il le tuera de ses propres mains.
Les gardes sonnent alors l’alerte. Le camp est attaqué ! Des Zoraïs, des kamistes, qui hurlent le nom de leur dieu d’opérette. La bataille est sanglante, et courte, les Antekamis se font écraser. Plus tard, la Karavan les ramène à la vie.
Mais plus de traces de Kaiyo. Sa perte n’émeut pas Fakuang. Pour la fêter, il va expliquer à ses parents les bienfaits de la tribu, leur erreur de ne pas les rejoindre. C’est qu’il les aime quand même, ses parents. Sans eux, il n’aurait pas trouvé cette vraie famille.
Il les aide un peu trop à enlever leur masque. Mais, s’ils en meurent, c’est bien la preuve qu’ils sont faibles, et lui, fort.
Bien des années plus tard, il apprend que son frère a survécu, en ajoutant un “k” à son nom. Il a rejoint la foi kamiste, il est devenu un initié enseignant la voie de l’illumination. Fakuang hésite plus d’une fois à aller le voir, à lui expliquer quelques vérités, mais la honte est trop forte. Encore plus grande quand il apprend qu’il participe à un mouvement pour la paix, puis qu’il se marie avec une Éveillée. Son frère aura renié tous les principes qui lui sont chers, tout l’héritage de leurs parents.
Il apprend aussi un jour que Sovyc n’est pas mort. Mais… ceci est une autre histoire.