La bouteille
Où on apprend enfin ce qu'il y a réellement dans la bouteille que Laofa tète à longueur de journée.
Elle avait réussi à arriver à temps, à échapper aux torbaks qui rôdaient autour de la colline de la Fin de la Destinée et à sauver son légionnaire. Juste à temps, juste avant qu’il ne l’oublie.
Depuis, la vie avait repris un cours plus calme. Elle trouvait à nouveau le temps de mener les enquêtes sur les guildes pour les Indécis, elle s’amusait comme une folle avec les chercheurs d’Atys dans la construction de l’Académie des Sciences Atysiennes (rebaptisée ASA), elle recommençait à prendre le temps de rassembler des notes pour son petit Guide de Découverte des Nouvelles Terres (nom qu’il garda à peu près un mois, un record). Elle essayait d’assister à toutes les Assemblées de chaque Nation. Sauf chez les Matis, où les curieux n’étaient pas bienvenus, et elle doutait d’arriver à décrocher un titre de noble juste pour pouvoir aller voir comment se déroulaient les réunions de la Chambre du Conseil.
Elle avait réussi à dire à Jaggernot le secret qui la rongeait et avait été surprise qu’il ne la mette pas à la porte aussitôt. Il lui avait même proposé son aide. Il avait accès à d’autres sources de connaissances qu’elle, et elle avait acceptée, soulagée de ne plus être seule dans son combat.
Cependant elle n’était pas rentrée dans tous les détails. Seule son amie Kaewa avait eu toute l’histoire et certains jours, Laofa le regrettait. En particulier quand cette dernière voyait son médicament comme une drogue et lui piquait ses bouteilles. Lorsque cela se produisait, Laofa devait faire appel à toute sa volonté pour ne pas céder à la colère qui la prenait… Mais Kaewa était son amie, et elle ne pourrait plus jamais afficher un masque serein si elle se mettait à blesser une amie.
Ce médicament, c’était grâce à Vrana qu’elle l’avait trouvé. Un soir, sa professeur lui avait fait goûter un nouveau thé à base de champignons matis.
À la fin de la première tasse, les deux homines étaient hilares, détendues, abordant les problèmes les plus graves avec un large sourire et une tranquillité des plus agréables.
Le Thé aux Trois Champignons n’avait qu’un effet secondaire gênant aux yeux de Laofa : on ne pouvait pas boire d’alcool derrière. Boire un pichet de bière après un thé donnait une gueule de bois des plus costaudes, sans même passer par la case délicieuse de l’ivresse.
C’était un problème de taille pour qui devait régulièrement parler politique et science au bar de Ba’Naer.
Autre souci, le thé avait un effet bien moindre une fois froid. Laofa cherchait à reproduire l’euphorie qu’il provoquait sans qu’il y ait besoin d’attendre que l’eau se mette à bouillir.
Comme les matières premières se trouvaient toutes au Jardin Fugace, elle s’installa là-bas pour faire ses expériences, se rendant parfois atrocement malade en essayant les décoctions. Mais peu à peu, elle comprenait les liens qui unissaient les plantes et la manière dont leurs effets se combinaient.
Elle parvint enfin à un résultat efficace. À l’odeur, la boisson faisait penser à une liqueur de plantes et de champignons, ce qu’elle était. Comme une sorte de digestif. Mais l’effet que Laofa recherchait était là. Quelques gorgées pour se sentir soudain sereine et détendue, pour faire tomber la rage et calmer les démangeaisons de son bras. Une paix artificielle mais qui lui permettait de rester elle-même.
Elle baptisa sa création An Li'uhm, «parfum de paix» en taki zoraï.
Craignant l’accoutumance, elle essayait toujours de tenir jusqu’au dernier moment avant de faire appel à sa création… Et lorsque Kaewa lui piquait alors sa bouteille en l’accusant d’être droguée, cela devenait vraiment terriblement dur de ne pas sortir les armes pour récupérer la bouteille en question ! L’alcool classique était une alternative qui brouillait la colère, mais sans la faire disparaître complètement.
Laofa n’aimait qu’on la traite d’alcoolique. Ça n’avait rien à voir. Mais elle ne pouvait pas dire aux gens pour quelle raison, parfois, elle avait un besoin urgent de boire. Tant que les homins continuaient d’accepter de la voir, de lui parler, de la laisser participer aux projets de l’Écorce ! Elle ne voulait pas se retrouver comme Lenja, errant dans la Jungle, seule, survivant uniquement grâce à la charité contrainte des homins envoyés par les Sages…
Elle savait comment les Zoraïs réagissaient quand on prononçait le mot tabou. Elle avait même fait une petite note de mise en garde dans le Hall des Indécis sur les précautions oratoires à prendre. Elle ne prendrait pas le risque d’être mise au ban de la société.
Elle n’était pas complètement certaine de leur réaction s’ils savaient. Mais elle voyait déjà, parfois, dans le regard de Kaewa cette lueur de méfiance qu’elle craignait tant de retrouver partout si son secret était éventé. Elle n’avait aucun statut lui garantissant compassion et immunité, elle n’était qu’une homine parmi des milliers d’autres, et si sa meilleure amie, déjà, faisait preuve de suspicion à son égard, qu’attendre des gens qui ne la connaissait pas ?
Elle avait l’An Li’uhm, elle avait une justification officielle pour faire ses recherches sur les possibilités de guérison, elle avait son homin qui la soutenait et elle avait la volonté de gagner ce combat. Tout se passerait bien.