Vers les Anciennes Terres
Chaque jour, un peu plus loin, sur les ailes des izams de papier.
Laofa profitait du calme de Zora. Chaque ville avait son ambiance et correspondait à une de ses envies. Fairhaven pour son activité festive ininterrompue, Pyr pour prendre soin de la partie la plus charnelle de son être, Yrkanis pour sa beauté apaisante et raffinée. Mais pour le calme et la sérénité, rien ne valait Zora et les Cités de l’Intuition. Appuyée contre un arbre, elle laissait ses pensées vagabonder, suivant sans les voir les allées et venues des passants. Tout était paisible, comme si rien ne devait jamais changer. Qui aurait pu dire que la guerre était déjà là ? Il suffisait de fermer les yeux sur certains signes et on pouvait l’oublier.
Laofa chassa ces pensées-là de son esprit. Le calme, la sérénité, le simple plaisir d’être en vie… se concentrer là-dessus.
Un peu plus bas sur la place, quelques enfants jouaient. Leurs rires résonnaient étrangement dans la quiétude de l’après-midi. Laofa les regarda un instant d’un œil distrait, puis son regard se fixa sur leur jouet. Un drôle de waso blanc qui planait entre eux… Mais il y avait quelque chose d’étrange. Laofa se rapprocha. Le jouet semblait planer doucement dans l’air, sans avoir besoin d’être lancé avec force pour suivre sa trajectoire. Du reste, cela n’évoquait un izam que de loin.
Elle finit par demander à l’un des poko les plus âgés :
-Qu’est-ce que c’est ?
-Un izam de papier !
-De papier ? Il n'y a pas du magnétisme aussi ?
Le poko lui tendit le jouet, tandis que les enfants se rassemblaient autour d’elle, ravis de voir une «grande» s’intéresser à eux. Laofa prit l’objet entre ses mains. C’était effectivement un papier assez costaud, plié et replié jusqu’à imiter vaguement la forme d’un izam, mais la queue relevée.
-Pourquoi la queue est comme ça ? demanda Laofa. Les izams ont toujours la queue qui pend vers le sol.
-Yui, mais si on le plie comme ça, il vole comme un izam, expliqua l’un des poko.
-Il tourne sur lui-même sans aller bien loin, expliqua une petite fille.
-Là, il vole plus loin, tout droit !
-Mais c’est vrai on ne dirait plus autant un izam !
Laofa leur rendit leur jouet et ils s’égaillèrent sur la place, courant après leur izam de papier dans le vent. Elle regardait, pensive, la manière dont le jouet prenait l’air et semblait vraiment voler. Juste quelques mètres, mais sans le lancer avec force…
Elle revint vers le groupe :
-Je peux jouer avec vous ?
-Yui, mais on n’a eu qu’une seule feuille… Mi a dit que ça suffisait, seulement c’est chacun notre tour.»
Laofa sortit un de ses carnets et détacha quelques feuillets :
-Par contre, je ne sais pas comment vous les pliez.
Les enfants poussèrent des cris de joie devant le trésor qu’elle venait de leur offrir. Il y avait de quoi faire deux izams par poko ! Ils lui montrèrent divers pliages, lui expliquant les qualités de vol de chacun.
-Ce sont les plus épurés qui volent le mieux, constata Laofa.
-C’est normal, répondit très sérieusement le plus grand de la bande. La pureté des lignes rapproche du dessein de Ma-duk, la pure expression de sa pensée. Le vol, dans son expression la plus accomplie.
Laofa évita de répondre à une telle affirmation. Encore une graine d’orateur, sans doute… Il lui faisait penser à Likio, un Zorai qu'elle avait aidé lors de son arrivée de Silan, kamiste légèrement chauvin incapable de survivre hors de sa jungle.
Mais elle s’intéressa à la suite avec passion. Il fallait un certain doigté pour lancer les izams de papier correctement et leur faire parcourir une longue distance. La force servait moins que l’inclinaison du bec de l’izam. Chaque modèle avait sa manière d’être lancée.
Puis l’heure du goûter arriva et les enfants rentrèrent chez eux. Son izam de papier à la main, Laofa suivait l’idée qui germait dans sa tête. Elle déchira un de ses pactes pour la Dune Impériale.
Grimpant sur une des dunes, elle repéra un troupeau de yubos, plus bas, et essaya de lancer son izam vers eux. Le premier atterrit le bec dans la sciure, bien loin de sa destination. Ressortant son carnet, elle enleva d’autres feuilles, se faisant une réserve d’izams de papier. Ici, ils ne se comportaient pas de la même manière, comme si la pente et la chaleur les faisait voler autrement. Alors qu’il n’y avait pas un souffle d’air, un des izam se mit soudain à monter en tourbillonnant, comme pris dans une main invisible. Laofa le regarda d’un air ébahi.
«Comme les flyners… mais où est le vent ? Est-ce que cela permet de voir des vents cachés ?»
Il faudrait qu’elle parle de tout ça à Zorroargh. Mais son but n’était pas de faire décoller les homins de l’écorce.
Elle trouva enfin un pliage qui lui convenait bien sur les dunes de sciure. Elle sema l’affolement dans le troupeau de yubos, qui virent tomber du ciel des izams immobiles.
Enfin satisfaite, Laofa se rendit dans une région du Désert où elle n’était pas retournée depuis longtemps. Elle aplatit sur la dune, faisant les derniers mètres à plat ventre et passant avec prudence le masque au dessus du sommet de la dune. Yui, plus bas, elle voyait bien les deux gros varinx, et une minuscule silhouette au milieu. Cela faisait plus loin que le troupeau de yubos…
Elle se laissa glisser au bas de la dune, s’éloignant d’Aen et de sa garde sans se faire voir. Elle se frotta le masque. Elle se remettait tout juste de sa dernière “interview” et elle avait payé le prix fort pour celle-ci ; pourtant, jusqu’à présent, elle n’avait eu affaire qu’aux Maraudeurs des Nouvelles Terres. Tout le monde s’accordait à dire que ceux des Anciennes Terres étaient mille fois pires.
Mais tandis qu’elle avançait dans ses investigations, certaines choses devenaient de plus en plus claires. Il y avait un fossé entre Anciens et Nouveaux ; ce qui motivait les premiers n’était certainement pas ce qui intéressait les seconds. La seule chose qui les unissait, c’était le désir de renverser l’ordre actuel, et le fait que les plus forts imposaient leur vision aux moins forts. Pour le reste… yui, une image de leur société commençait à se dessiner, et la hiérarchie y était aussi stricte que dans certains gouvernements, même si les règles étaient différentes. Donc, se cantonner aux Nouvelles Terres et aux jeunes Maraudeurs, c’était ne voir qu’une partie de l’ensemble. C’était rester loin de la compréhension.
Laofa soupira. Les légendes sur Melkiar avaient hanté les cauchemars de son enfance. Sa fille ne paraissait pas plus tendre, bien au contraire. Quant aux autres grands noms, ils semblaient tous aussi cruels et sanguinaires. Mais… les réponses, c’est eux qui les auraient. Ou qui pourraient lui en donner l’accès. D’une façon ou d’une autre, elle devait arriver à les convaincre, comme les autres. Quitte à supporter les vexations et les coups. Combien de temps encore pourrait-elle tenir ? Le temps… C’était son plus grand ennemi dans l’histoire. Elle n’avait plus le temps d’hésiter et de reculer. Aen, c’était l’étape suivante.
Elle prit une nouvelle feuille, rédigea sa lettre sous la lumière déclinante du soleil, la plia pour faire un izam de papier, puis marqua sur ses ailes, bien visible :
«Message pour la noble Aen, la Lame du Désert»
Laofa remonta alors la pente, prit une grande inspiration et lança son izam. Il plana doucement vers Aen, porté par les vents du soir. Elle vit les varinx relever la tête, suivant du regard l’étrange wazo, puis Aen approcher de l’endroit où il avait atterri.
«Elle ne l’a pas atomisé avant qu’il arrive… alors tout va bien.»
Note dans un des carnets de Laofa
Dans mon rêve je suivais l'izam de papier, et je me demandais où il me mènerait. Je le voyais survoler la jungle, les homins minuscules en dessous de lui. Le vent lui faisant découvrir le monde. Il aurait survolé la goo, loin de ses nuages délétères, jusqu'à dépasser les limites des nations et là… Il serait descendu doucement, se posant en terre inconnue. Quel pouvait être ce pays ? Et si c'était les anciennes terres des légendes ? J'imaginais les ruines de Fyr, l'enceinte de Karavia et ceux qui la peuplaient à présent. Les kitins ? Peut-être, encore… mais aussi les homins, tous ceux qui n'avaient pu fuir à temps, comment la survie avait rapproché les peuples, leur avait façonné l'esprit. Je voyais une Fyros prendre l'izam, le retourner, surprise de cet objet inconnu. Elle avait le port altier d'une guerrière, le regard sombre de quelqu'un qui n'est pas habitué à rire… Sa voix grondait comme le tonnerre et face à elle, les armées tremblaient.
Mais là, elle contemplait cet izam, se demandant ce que c'était, et peut-être un instant, on pouvait entrevoir ce qu'elle aurait été dans une vie plus simple : encore une enfant, curieuse, avec l'envie de découvrir le monde… Envie qui s'était muée en envie de dévorer le monde, de l'engloutir pour cette vie de douceur qui lui avait été refusée avant même d'y avoir goûté ! Mais l'izam perturbait tout ça. C'était comme une faille dans l'armure. Un “peut-être” qui se glissait dans l'histoire.
Et si, peut-être, il y avait un autre monde que celui qu'elle imaginait, par delà le vent ? Et si la fureur du combat et le fracas des armes n'était pas “tout” ?
Pas la peine de rester là plus longtemps. Toujours leur laisser le temps de ne pas céder à leur impulsivité (qui, bien souvent, était un sort douloureux ou un coup de hache). Elle brisa une de ses perles pour Zora, regagnant la douceur de la jungle pour la nuit. Elle espérait que, comme les autres, la terrible Aen allait commencer par rire de son projet fantasque, puis accepter de la croiser “pour voir”. Pour la fin du trajet, cela finirait sans doute, comme souvent, par une fuite rapide ou par le pouvoir de résurrection des Puissances, mais enfin… Si elle avait le temps d’avoir quelques réponses, ce serait toujours ça. En attendant, un certain Fyros l'attendait à Pyr… et tant qu'il ne saurait rien de ses projets, ils pourraient continuer leur relation passionnelle.