Ce chapitre aborde un sujet assez casse-gueule : comment gérer ce qu'on considère comme “Autre”.
Nous nous sentons confortables dans une certaine normativité, généralement propre à notre groupe social. Cette normativité peut apparaître anormale dans un autre contexte : il semble normal qu'une plage nudiste soit pleine de corps nus, par exemple, mais si tous les membres d'un gouvernement apparaissaient nus dans leurs interventions, cela nous semblerait probablement fou.
Ce que nous considérons comme la norme est l'ensemble des codes sociaux, culturels et relationnels que nous avons intégrés, souvent de façon inconsciente. Nous avons généralement du mal à intégrer des comportements en dehors de ces codes. Pire, dans le cadre d'une communauté, quelqu'un ne comprenant pas ces codes peut poser souci et générer de la souffrance pour lui et pour des membres de la communauté.
Pourtant, les personnes en dehors des normes de votre communauté peuvent aussi se révéler utiles pour son bon fonctionnement. Avant tout, elles évitent un repli sur soi ; une communauté qui arrive à inclure des éléments “Autres” a moins de souci à se faire par rapport aux dérives grégaires. Ces personnalités ayant un autre point de vue sur le monde permettent aussi de trouver des solutions innovantes aux problèmes, de sortir des ornières, d'impulser une autre dynamique.
Quelle que soit la façon de considérer les personnes en dehors des normes de notre communauté, il faut garder en tête les éléments suivants :
Ne cataloguez pas les gens uniquement dans leurs différences : ce sont des êtres humains aussi, et si certaines de leurs caractéristiques peuvent vous sembler “étranges”, ils peuvent être absolument “normaux” sur d'autres aspects.
Cet aspect est particulièrement important sur internet. Un certain nombre de personnes a des particularités physiques qui rendent complexe une vie “normale”. On parle de “handicap” ; il faut cependant garder en tête que la notion de handicap ne se conçoit que par rapport à une norme et que cela n'empêche pas de bien vivre dans d'autres circonstances, les performances des athlètes paralympiques en sont un exemple.
La bonne nouvelle, c'est que la plupart de ces particularités ne se font plus sentir sur internet. Mais à cause des restrictions qu’entraîne un “handicap” dans une vie, ces personnes ont souvent bien plus de temps à consacrer à votre communauté. À ce stade, c'est tout bénéfice : il s'agit de personnes ayant du temps, trouvant un rôle social en s'intégrant dans une communauté et capables d'en comprendre les codes.
La conséquence, c'est qu'une partie de vos habituées ont potentiellement un handicap physique. Si vous prévoyez une rencontre hors ligne, intégrez cette possibilité. Évitez aussi les présupposés validistes : les blagues un peu douteuse, l'idée que la musique partagée pourra être entendue, les vidéos vues, etc. Beaucoup de “handicaps” ne sont pas visibles, tout en ayant un impact important sur la vie des gens, ce qui peut dans certains cas entraîner une certaine susceptibilité : il importe de le prendre en compte et d'éviter qu'une personne doive révéler son handicap pour se faire respecter ou avoir droit aux mêmes choses que les autres personnes.
Une partie des personnes pouvant rejoindre votre communauté peut aussi avoir besoin d'inclusion, c'est à dire que leur particularité soit prise en compte par votre communauté. Cela touche particulièrement tout ce qui est visuel, auditif, ou encore ce qui concerne les réflexes et la motricité fine. Une proportion importante de la population a des difficultés pour différencier certains types de couleurs par exemple (ce qu'on catalogue parfois en “daltonisme”).
Favoriser cette inclusion est à la fois simple et complexe. Simple, car il existe des guides assez complets qui détaillent les bonnes pratiques pour faire un site web accessible à tout le monde. Complexe, car il y a énormément d'éléments à prendre en compte pour favoriser l'inclusion du maximum de monde et que cela entre parfois en conflit avec certaines volontés esthétiques. Enfin il faut trouver les personnes qui mettront en place cette inclusion au niveau pratique.
L'inclusion des particularités physique demande un peu de travail, mais elle est toujours positive.
Cette partie-là est plus complexe.
Un certain nombre de personne dans la population ont une façon différente de penser, voir de percevoir la réalité qui les entoure, et donc la façon d'être en relation avec autrui.
Si le chapitre parle de “folie”, c'est pour mieux déconstruire ce terme. La folie est un terme commode pour cataloguer ce qui est en dehors de la norme ; mais la norme est par essence une moyenne qui existe aussi grâce aux cas extrêmes. Par ailleurs, les constructions mentales alternatives ne sont pas toutes catalogués dans la folie : les personnes ayant un quotient intellectuel très au dessus de la norme sont par définition “hors norme” et une partie de leur comportement peur être compliqué à comprendre pour des personnes normées, mais ce n'est pas quelque chose que la psychiatrie moderne tente de soigner… Pourtant, intégrer une personne “surdouée” peut s'avérer aussi complexe qu'intégrer une personne ayant une déficience mentale, ou étant schizophrène, ou tout autre particularité classée dans le “mental”. On parle parfois de neuroatypie.
Ici, il convient de préciser que le diagnostic psychiatrique est réservé aux médecins psychiatres et que lire un article wikipédia sur un symptôme ne permet pas d'être un spécialiste. De plus cette vision médicalisée (et donc normative) n'a de sens que dans le milieu de la santé ; il y a d'autres façons d'envisager la différence mentale.
Il est cependant plus délicat d'intégrer ce genre de différence au sein d'une communauté. Comme indiqué en préambule, cela peut se révéler positif et il serait dommage de se priver de personnes intéressantes pour le groupe sous prétexte qu'elles sont différentes, mais cela demande du travail.
Avant tout, un travail de bienveillance : à défaut de pouvoir comprendre1), on peut accueillir. Même si quelqu'un vous déclare qu'il est bipolaire, schizophrène, dépressif, autiste, mille fois plus intelligent que vous, en contact avec des aliens ou tout autre chose, laissez vos jugements et vos avis préconçus dans une boîte, et prenez un peu de temps pour lui demander de vous expliquer ce que cela a comme conséquences pour les relations que vous pouvez avoir.
Si possible, cette conversation doit avoir lieu en privé ; ce genre de situation peut mener à une logorrhée qui pourrait être pénible en public, alors qu'elle a sa place en privé. Il est aussi plus difficile de s'assurer de la bienveillance d'un grand groupe de personne, un petit comité est plus facile à gérer. Enfin les personnes hors norme au niveau mental ont souvent à subir le regard public, rarement de façon positif : une exposition publique entraîne souvent des mécanismes de défenses qui peuvent être ressentis comme agressifs.
La plupart du temps, les personnes hors normes ne s'annonceront pas tel quel, ne seront probablement même pas conscientes d'être en dehors de la norme admise au sein de votre groupe et du fait que certains de leurs comportements peuvent être perçus comme dérangeants.
Dans ce cas, le travail des gardiennes de la communauté consiste à repérer ces personnes et entamer un dialogue (là aussi en privé). Dans un premier temps, il s'agira uniquement de pointer les comportements ayant posé souci et d'essayer de trouver ensemble une autre façon d'agir. Dans la plupart des cas, cela suffit et il n'y a pas besoin de s'interroger plus sur l'aspect “normal” ou non de la personne. Parfois, cela ne suffit pas.
Il n'y a pas de tableau ou de cases à cocher pour savoir ce qu'on a en face de soi2) : il faut accepter, dans ce genre de cas, d'écouter l'intuition qui dit “voici quelqu'un qui est différent ; ma façon d'être en relation avec lui doit être adapté à cette différence”.
Intégrer la différence va peut-être demander de remettre en cause certaines choses dans votre communauté. C'est d'ailleurs l'un de ses intérêts : tester votre plasticité et votre façon de répondre à la nouveauté, à l'imprévu. Il est cependant important de savoir quelles sont les limites de ce que votre communauté peut réellement tolérer. Si ces limites sont franchi, la bienveillance ne doit pas vous empêcher d'agir pour protéger vos membres.
Par exemple, si votre communauté n'excuse aucune injure, il sera probablement impossible d'intégrer quelqu'un atteint de coprolalie ; faire une exception pour une personne invalide la règle pour l'ensemble du groupe.
Bien souvent, la difficulté d'intégrer le hors norme mental est lié soit à l'agressivité qui peut se manifester soudainement et de façon disproportionné, soit dans une exubérance impossible à canaliser et prenant tout l'espace disponible (et qui sera vécu comme une agression, une intrusion, par d'autres membres).
Dans ce genre de cas :
Car si certaines personnes atypiques peuvent se révéler intéressantes pour votre communauté à long terme, d'autres seront éminemment toxiques et n'ont pas leur place parmi vous. Agissez sans haine mais empêchez-les de nuire aux membres de votre communauté. Par contre, chaque fois que vous décidez de bannir quelqu'un sur ce critère, relisez le chapitre sur les dérives grégaires et vérifiez qu'il s'agit d'une décision pertinente et non d'un repli sur soi ou de la mise en place d'un bouc émissaire.
Il est positif d'envisager de travailler en lien avec des professionnels dans le cadre de la gestion des différences mentales. Avoir quelqu'un au sein de votre communauté qui connaît divers types de thérapie et d'accompagnement, et peut conseiller une structure ou une autre est une bonne chose.
Voici quelques pistes qui peuvent être utiles :
Pour résumer :
À noter que dans certaines communautés, la difficulté est d'intégrer… les neurotypiques.
C'est particulièrement le cas en ligne, où certaines communautés sont composées principalement de personnes ayant des particularités de type autistique (asperger ou autre) et/ou HPI4) , et qui peuvent avoir beaucoup de mal avec les personnes de leur groupe qui sont, par ailleurs, classées comme “normales”.
On est toujours le fou de quelqu'un d'autre. Cette prise de conscience peut aider à plus de bienveillance.
N'imaginez pas non plus être la seule personne atypique dans votre groupe. Il est possible que vous ayez trouvé un groupe de personne qui vous place dans une norme. Une norme propre au groupe, certes, mais du coup votre différence n'en est plus une au sein de ce groupe.
Les normes ne sont pas les mêmes suivant l'endroit où vous êtes née, où vous avez grandi, où vous vivez. Il peut s'agir de différence liés à votre pays, à votre milieu social, familial, et tout un tas de différence d'environnement. Dans certaines familles, il est inconcevable de ne pas manger de poisson le vendredi ; dans certains pays, il est inconcevable de donner la main à la personne qu'on aime dans la rue.
Ces petites et grandes différences peuvent être sources de frictions lié à l'incompréhension voir le refus d'une autre façon de vivre.
Cela amène aussi une communauté à avoir principalement des gens d'un certain milieu, parce que les normes culturelles sont partagées au sein de ce milieu et donc la communication est plus facile. Tout l'enjeu d'une communauté vivante est cependant d'intégrer les différences, et les différences culturels peuvent être un enjeu.
La diversité des cultures fait qu'il est difficile de donner des règles générales. Mais on peut être conscient de quelques pièges, et aborder ces situations en limitant nos interprétations basés sur la culture :
La culture, ce n'est pas qu'une question de pays lointain, même si ça compte aussi. Il y a aussi des différences culturelles entre les personnes qui ont été élevés comme des petites filles et celles qui ont eu l'éducation de petits garçons ; entre celles qui ont grandi en banlieue et celles qui ont grandi dans un village de montagne ; entre celles dont les parents étaient cadres et celles dont les parents étaient ouvriers ; entre celles qui disent “chocolatines” et celles qui disent “pain au chocolat” ; entre celles qui ont commencé à travailler à 16 ans et celles qui sont sorties des études à 25 ans ; etc.
Ne sous-estimez pas le mélange de toutes ses influences ; une bonne partie des disputes entre les gens a souvent pour origine un problème de compréhension culturel qui n'a pas été repéré.
Cependant, permettre d'inclure toutes les cultures dans votre communauté est une mission impossible. Certaines sont incompatibles et ne mèneront qu'à des conflits5), mais surtout il y a trop de possibilités pour permettre un relativisme culturel absolu.
Soyez juste ouvert quand un “étranger” arrive. Essayez de papoter et de voir s'il y a moyen d'échanger. Prenez le temps, acceptez de faire des erreurs, corrigez-les. Cela peut mener à de belles découvertes.
Que je préfère mettre à la fin, après que vous ayez lu le reste.
J'ai écrit cet article parce que je suis touchée, à plus d'un titre, par ces différences, en particulier au niveau mental et physique. J'ai eu la chance de trouver des communautés où j'ai été accueillie, parfois malgré ces différences, mais aussi sans que ces différences pèsent dans mon intégration. Au sein de ces groupes, j'ai aussi pu parler de mes différences et continuer à être acceptée, traitée en être “normal” et non pas en personne diminuée, ce qui était important pour moi.
Depuis que je gère des communautés, j'ai moi-même appris à accueillir d'autres types de différences. Parfois, ça a été compliqué. Parfois, ça n'a rien donné. Mais j'ai aussi pu rencontrer de merveilleuses amies en travaillant sur la bienveillance et l'inclusion. J'ai aussi découvert des mondes nouveaux, un regard sur l'univers différent. Ces rencontres ont toutes élargies mes horizons.
Ces expériences m'encouragent forcément à motiver toute animatrice de communauté à faire ce pari de l'inclusion. Ce n'est pas un chemin facile, mais je trouve qu'il en vaut la peine.
Cependant mon expérience personnelle implique forcément un biais dans ce que je vous présente. Il me semble important que vous en soyez conscientes afin de faire vos choix de façon éclairé.