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Créer à l'ombre de l'IA

Il y a une réflexion qui mûrit doucement en moi, à la confluence de diverses influences. C’est loin d’être encore au point, mais je me dis que de tenter d’écrire ça pourrait m’aider à clarifier, et en tout cas être un jalon sur un chemin.

Au hasard, pour les dernières influences, mais ce n’est pas exhaustif :

Je lis donc des gens très intéressants sur le rapport à la création dans ce monde où l’IA s’impose, actant qu’il est possible, avec un prompt, de “créer” divers trucs autrefois réservés aux artistes (textes, illustrations, musique). Que ce qui donnait autrefois lieu à de la rémunération1) se tarit ; que ce qui est produit se vide de plus en plus de sens, et qu’enfin les productions originales finissent noyées dans le flux toujours plus fourni des générations algorithmiques. Ils disent évidemment bien plus de choses, et si vous avez du temps, prenez-le pour flâner chez eux. Je ne suis pas d’accord avec tout, mais il y a aussi énormément de choses sur lesquels je ne peux que hocher la tête et dire « ha ben oui ». Il faudrait sans doute que je fasse l’inventaire de tout ce sur quoi je rejoins ces écrivains et que je complète avec ma propre critique de l’IA2). Mais je dois avouer que je trouve ça redondant de donner ma version, surtout quand des gens plus intelligents que moi ont déjà dit le principal, mieux que je ne le ferais, donc : je ne suis pas très motivée.

Quant à ce qui suit ici, ce n’est pas une réponse, d’autant que ça m’étonnerait qu’un seul d’entre eux se perde ici. C’est juste que leurs réflexions ont, entre autres, alimenté quelque chose que j’ai à présent besoin de poser, que je ne lis quasiment nulle part. Un caillou un peu différent dans les cairns qui s’élèvent.

Notez aussi qu’un prérequis pour lire la suite va être de lire ou voir la superbe conférence de Khrys parce qu’ici, c’est sa définition que j’emprunte pour parler d’IA. Je parle moins des outils, que du projet politique poussant certains de ces outils.

Enfin, pour les plus méfiants d’entre vous, je précise que les mots de ce texte sont les miens, pas ceux d’une machine3). Je vais quand même essayer de faire passer ça à Grammalecte avant de publier, histoire de ne pas trop piétiner le français académique4).

Le besoin de créer

Ces temps-ci, je vais bien, donc je crée. Beaucoup. Ça ne se voit pas, vu que je ne publie pas plus, mais je vous l’affirme : je n’ai jamais autant créé que ces derniers mois, et ça devient de plus en plus important, ce qui grignote pas mal mes phases de repos et le reste.

Ok, parfois je vais mal, donc je crée. Est-ce que les raisons d’être “bien” sont plus grandes que d’habitude ? Non. Est-ce qu’il y a des raisons d’aller plus mal ? Bah, ça dépend des perspectives. Je ne vous fais pas le topo sur l’état du monde, vous le connaissez, moi aussi. Et ma vie, comme d’habitude : surf sur la précarité, gérer les diverses pathologies de mon entourage et les miennes, m’assurer que mes proches restent dans des marges de survie acceptables et éviter quelques gouffres ici et là. La routine. Et donc, bizarrement, ou pas, je vais “bien”5).

Dans mon cas, l’acte de création passe principalement par le média de l’écriture : je suis autrice avant tout. Dans les deux cas (que ça soit dans un bon ou un mauvais moment), le résultat est souvent sombre, tordu, torturé, barré, avec en sous-couche un humour absurde qui ne fait rire que moi. Une parfaite image de ma psyché, finalement. J’aurais pas mal de trucs à dire sur ce que j’écris, mais ces temps, la question qui me travaille est : pour “quoi” créer ? Et d’autant plus, pourquoi cette frénésie à créer alors que plein de créateurs expliquent qu’on est mal barré, à vouloir créer ? Je ne suis pas la seule à me poser la question, d’autres la posent aussi, sauf que ma réponse… je ne l’ai lu nulle part.

Je me suis longtemps abstenu d’écrire, parce que… plein de choses. Parce que personne n’allait lire ça. Parce que je ne pouvais pas espérer « gagner ma vie » à écrire. Parce que c’était mauvais. Parce qu’il y avait plus important à faire. Plus urgent. Plus utile. Parce que, vraiment, plein de choses. Une pléthore d’arguments, tous démontables avec le bon pied de biche. Parfois, je cédais, et je me mettais quand même à écrire, honteusement, dans mon coin, me cachant pour le faire, comme la droguée que je suis.

Car oui, écrire est avant tout ma drogue première. J’écris parce que j’ai une fichue pulsion à exorciser dans cet acte. Il y a bien des fois où j’ai passé une soirée, parfois plusieurs jours, sur un récit, mettant en suspens mon sommeil, me couchant bien trop tard, faisant le zombi le reste de ma journée, toute entière tendue vers les prochains mots que je pourrais poser. Le tout pour laisser ça, inachevé, dans un coin, pour parfois l’oublier et le perdre. Il y a tous ces moments, aussi, où je ne peux pas écrire, mais comme toute droguée qui (ne) se respecte (pas), j’y pense, je joue l’acte dans ma tête, je me fais le scénario, je peaufine chaque mot… Combien d’histoires, d’articles, de notes, qui n’auront jamais été écrites “réellement”, mais qui m’auront occupé des heures, des semaines, me détournant l’esprit de l’acte en cours.

Avec l’IA, divers créateurs (dont des écrivains) partagent leurs remises en question sur leur rapport à la création. En les lisant, je me rends compte du gouffre qui me sépare de leur monde, ce qui explique aussi que mon rapport à l’IA est… ambivalent aussi, mais pas sur les mêmes points. Ce qui est génial, c’est qu’en les lisant, je me sens de plus en plus tranquille dans ma pratique de droguée. Là où l’IA amène, pour certains, des angoisses de disparition, et où le capitalisme en pleine poire donne de la dépression aux autres, je me sens tranquillement libérée. Me voilà donc à pondre mon propre texte, où je partage comment finalement la fin du monde (d’un monde !) me libère.

Créer est un privilège

J’ai toujours considéré que vivre de la création était un truc de privilégié. Plus la création était “pure” et reconnue, c’est-à-dire éloignée des commandes et du marketing mais validé par un grand nombre de personnes, plus il fallait avoir un foutu statut de privilégié. Je le dis avec d’autant plus de conviction que je viens et je vis dans un milieu composé de nombreux écrivains et de quelques autres artistes6). Je peux admirer, depuis gamine, les aléas pas si aléatoires du succès, des échecs et des phases entre-deux.

Quand une classe a des privilèges, il faut généralement pas mal de coups dans la tronche pour qu’elle les reconnaisse. Or si les artistes ont l’habitude de se prendre des pains, c’est rarement pour pointer ce “privilège” qui a, pour beaucoup, le goût du sang. Faut être honnête, créer demande du travail, d’y mettre son âme, et même les plus cyniques défendront le fait que ce n’est jamais du tout cuit. Créer n’est jamais complètement facile, peu importe les avantages qu’on peut avoir par ailleurs.

Mais ce qu’on refuse de voir, c’est qu’en réalité, la très grande majorité des humains sont des créateurs, des artistes, et que seuls une très petite minorité pourra transformer ce besoin primaire en acte concret, et qu’une partie encore plus infime en recevra une quelconque reconnaissance de la part d’une communauté.

Créer est un privilège. Point. Et ouais, je pourrais écrire une tartine sur le sujet, et je le ferais si ça intéresse quelqu’un, mais je suspecte que les trois personnes qui me liront n’en verront pas l’intérêt ! Sinon, vous pouvez faire un tour sur Khaganat, parce que c’est ce que j’impulse dans ce projet, ce que je défends et qui semble parler à d’autres : la réappropriation de l’acte de création, pour toutes et tous7).

Ces privilèges (“créer”, et “en vivre”), j’en ai saisi le prix tout au long de ma vie. Ayant grandi dans un milieu autorisant sur la question de la créativité, je n’ai jamais oublié que je pouvais raconter des histoires, tenir des crayons, bouger mon corps, chantonner des chansons, etc, etc. Un frein en moins, un privilège acté. Je suis bien consciente que nombre d’autres enfants n’ont pas eu cette chance, qu’on les a poussés à délaisser leurs capacités créatives pour se glisser dans les moules de leur milieu.

Le prix, pour ce privilège de “savoir créer”, étant donc que le besoin de le faire reste profondément présent, pas complètement étouffé par la conformation à une attente sociale qui, pour certaines, est sacrément plus violente. Et pourtant… C’est un des rares privilèges que j’ai eus, parce que le reste s’est heurté aux divers soucis systémiques qui font la différence entre un auteur à succès et une paumée dans mon genre.

Je pourrais écrire « cinquante bonnes raisons de ne pas publier un best-seller, la quarantième va vous surprendre ». J’ai la flemme8), donc je vais faire court.

Quand toute l’énergie que j’ai, ou presque, est dédiée à la survie, que ce qui reste passe dans le soin aux autres (y compris ceux qui s’appuient sur nous pour, eux, être artistes), qu’il faut voler des heures pour pratiquer un art, tout en sachant que ce travail ne sera jamais reconnu parce qu’il me manque les mille choses qui n’ont pas de rapport avec le talent mais tout avec la naissance9)… Y'a un peu de quoi déprimer. Il reste à se convaincre qu’il faut grandir, et arrêter de perdre du temps à écrire. Je n’ai jamais cessé de raconter des histoires dans un creux de mon être, berçant mes personae10) de ces vies que nous ne pouvions vivre, laissant cependant sur le devant de la scène la persona qui sait faire ce qu’il faut pour survivre dans ce monde maudit.

Les années se sont accumulées, passées à toujours affiner mes capacités de survie, cherchant à comprendre les règles, et comment continuer à “vivre” dans ce monde oppressant, au sens le plus basique du terme, sans parler d’argent. Juste vivre, c’est-à-dire arriver à faire un peu mieux que d’assurer le bas de la pyramide de Maslow. L’écriture, l’imaginaire ? Un passe-temps, une douleur secrète, un truc que j’essayais de ne pas trop gratter, parce qu’il n’y avait pas de place pour ça.

Le parallèle de l’esclave

Dans les gens qui me lisent, il y a quelqu’un qui est devenue non seulement une amie, mais qui est aussi une de mes muses. Elle a énormément contribué à ce que j’ose partager certains de mes textes en public, et je prends toujours ses remarques avec attention. Il arrive aussi que je lui fasse lire des trucs que je n’ose pas mettre en public. Elle m’a un jour fait remarqué que mes récits incluaient souvent des “esclaves”. Il y a un paquet de ces histoires qui ne sont jamais arrivées sur la place publique, mais l'échantillon est déjà bien assez présent sur Alinea. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, sa remarque étant très juste. Cependant, en écrivant cet article aujourd’hui, j’ai été frappé par une nouvelle compréhension par rapport à cette partie de mon œuvre.

Évidement qu’il y a beaucoup d’histoires concernant le rapport à une domination qui semble impossible à surmonter. C’est logique que je parle de personnages cherchant un espace de liberté dans un monde qui ne leur en offre aucun, où iels cherchent comment accéder à une existence, à se libérer ou bien à négocier par rapport à un état de réification totale.

Est-ce que tout cela ne serait pas le reflet d’une vie entière à chercher comment exister dans les creux, dans les failles, dans l’ombre des ombres ?

C’est là que je déraille complètement du discours du privilégié et tombe dans les abysses de celles qui doivent se taire et (habituellement) laisser parler les grands hommes.

Briller sur le devant de la scène ? Je sais bien que c’est fou de l’espérer ; pire, je sais que c’est infiniment dangereux, et pourtant c’est ce qui risquerait de m’arriver si par hasard j’étais trop bonne. Encore pire, c’est ce que je devrais rechercher, puisque tous les gens qui “réussissent” expliquent que c’est ce qu’on doit vouloir, que c’est vers ça que tend une écriture réussie. La Gloire. Les fans en délire. Ce genre de choses.

Il n’y a peut-être pas de meilleure raison de refuser de publier ce qu’on écrit que la peur d’être soudain exposé à la violence de la foule. Et c’est une peur qu’on ne peut comprendre que si on subit suffisamment d’oppressions. Quand la majorité des interactions avec autrui, et plus particulièrement avec les groupes, nous ont habitués à être invisibilisé ou à prendre des coups (et souvent, les deux à la fois), l’envie de se mettre sur la scène devant plus de gens peut être singulièrement basse. On sait que cela n’a pas grand-chose à voir avec la pertinence ou la qualité de ce qu’on met en place publique : simplement que quoi que ce soit, ça expose à attirer l’attention, et que cette attention n’est jamais bonne11).

Je constate, parmi mes collègues de soumission, deux grandes tendances : la fermer et essayer de continuer à ce qu’on nous oublie, ou tout cramer dans un feu de rage si intense qu’il ne restera que des cendres à la fin. La plupart d’entre nous oscillent entre les deux extrêmes, parfois plus d’un côté que de l’autre. Je vais essayer de clarifier pour ceux qui me liraient sans comprendre ce que c’est : nous n’avons aucune porte de sortie réelle. Nous avons juste le choix de la forme que prendra la souffrance, et encore : pas toujours.

Et pourtant, il y a aussi l’envie de ces moments de communions. Y compris, bien sûr, entre lectrice et créatrice. Combien de récits ai-je lu, qui m’ont bouleversé, me donnant les clés de mondes que je n’imaginais pas ? Combien de tableaux et de sculptures qui ont fait chanter mon âme ? Et le nombre de fois où une musique m’a aidé à affronter le monde, à me lever, à respirer ! Peu importe que ces textes, ces formes d’arts, aient été créées par un vieux raciste blanc hétéro ou une révoltée queer racisée ; toute œuvre est capable de faire vibrer quelque chose, et porte en soi le ferment d’une transformation. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’industrie, comme les dictatures, se mêle de la culture : ce qui est créé est ce qui façonne les âmes humaines, d’une façon ou d’une autre, en bien ou en mal, pour le meilleur comme pour le pire. Ce n’est pas pour rien aussi que le droit de créer reste entre les mains des classes les plus privilégiées, et qu’on finance surtout les artistes qui obéissent à un certain nombre de codes sociaux validés par les puissants de ce monde.

En lisant mes textes, dans un élan très narcissique, je reconnais aussi cette étincelle, cette capacité à, peut-être, allumer un feu chez autrui, que ce soit pour le réchauffer gentiment ou pour l’aider à cramer le château local. Narcissique, peut-être, mais attention : ça n’a aucun rapport avec la qualité, hein, c’est juste que cette étincelle existe dans chaque chose qui est créée. Il faut juste qu’elle rencontre le bon combustible.

Une part de moi est outrée de l’égoïsme qui me pousse à ne pas partager, de cette peur qui me force à rester dans l’ombre. Peu importe que ce soit mauvais pour quasiment tout le monde : si une seule personne a trouvé “quelque chose” dans ce que j’ai créé, alors l’œuvre aura gagné son droit à l’existence. Or, je le sais, ce que je crée trouve sa résonance chez certaines. C’est suffisant en soi. Ce n’est pas la complaisance des proches de longue date (il est d’ailleurs rare que je leur partage mes textes, ou qu'ils me disent s’ils ont lu ce que je met en public), mais ce sont des amitiés qui naissent aussi de mes partages, ce qui est, au fond, la seule reconnaissance qui m’importe. Quand quelqu’un que je ne connais pas me dit qu’il a lu l’un de mes textes, et qu’il a en éprouvé “quelque chose”, alors je sais que j’ai participé au monde. Et ça me rend terriblement heureuse.

Comment l’IA ne détruit que les illusions de certains, et comment le capitalisme continue sur sa lancée sans frémir

Pour en revenir à l’IA et au capitalisme… L’IA, en tant que produit capitaliste, est en train de détruire une certaine vison de la création. Elle sait parfaitement faire de l’œuvre “de commande”, et s’améliore de plus en plus sur le sujet. Ce truc qui nourrit les artistes depuis quelques millénaires. Qui les nourrit mal, avec des coups de pied au cul, du mépris, et tout ce qu’on veut, mais qui en nourrit quand même une toute petite partie. Michel-Ange a traversé les siècles parce qu’un pape avait un message à faire passer sur le plafond de sa chapelle. “Heureusement” qu’il y avait des papes pour payer des Michel-Ange.

Mais qui sait le nom de toutes les petites mains qui ont broyé les couleurs ? Le nom de celles qui ont nourri le grand homme et ses assistants ? Et tous les autres artistes de l’époque, pas forcément moins doués, mais qui ont crevé de faim pour n’avoir pas eu de telles commandes ?

Hier comme aujourd’hui, tout le système est pourri au regard de la création, grâce au système de domination12). Quelqu’un à pointer en haut de la pyramide, à qui « les généreux mécènes » donnent quelques miettes, pour inciter tout le reste à continuer sa vie d’esclave. Au fil du temps les mécènes sont devenus les entreprises, le mythe du « travail qui rémunère » a fait son chemin, tout un récit pour rendre encore plus “méritants” les quelques privilégiés à qui est accordé le statut de créateur, le droit de créer, et la bonne excuse de ne pas trop rémunérer même ceux-là : ils ont déjà le talent, la gloire, faudrait pas qu’ils en demandent trop.

Aujourd’hui, c’est certain, les “miettes” vont à ce qu’on appelle “IA”. C’est logique : on nourrit les outils des produits culturels soigneusement calibrés qu’on demande aux artistes depuis des centaines d’années. Forcément, on finit par en sortir les règles mathématiques permettant de faire les milliers de déclinaisons de ce qui reste, au fond, le même produit. Plus besoin de payer les humains pour ce que les machines peuvent faire.

Vais-je pleurer la perte des grands hommes au passage ? Honnêtement, c’est en demi-teinte, parce qu’avec tous les paradoxes qui m’habitent, il me faut reconnaître que comme bien des gens, je consomme les produits de l’industrie culturelle et que ça me nourrit l’âme en partie. Là, à terme, ces produits risquent bien d’être de plus en plus autocentrés, et déjà que je peste sur la sur-représentation du patriarcat made in USA, ça ne va pas aller en s’améliorant. D’un autre côté, je savoure le pop-corn de voir quelque chose en train de s’effondrer. Ce quelque chose ne m’aurait jamais accordé la moindre place, à moi et mes semblables, sans parler du fait que je crains plus que je ne désire ce qu’il offre.

Cependant, que me reste-t-il alors, à moi qui écris, qui crée, qui n’osait pas espérer que le système la reconnaisse, et qui à présent est assurée que ce ne sera jamais le cas ?

Cette fois c’est bon : je n’ai aucune chance qu’un de mes textes soit sélectionné par un éditeur, voir (haha) payé13). Je n’ai aucune chance que mes textes génèrent une fanbase sur un réseau social saturé de créations IA. Aucun espoir que quiconque me fasse un don, ou pire que je réussisse un crowdfunding, pour tirer en version papier ces quelques romans à moitié écrits qui dorment sur mon disque dur. Et là où cette situation semble effrayante pour certains… J’écris. De plus en plus.

J’écris seule. J’écris avec les LLM14). J’écris. C’est tout ce qui compte. Je ne me sens pas un instant menacée par l’outil, et je m’en passe aussi très bien. C’est parfois intéressant comme expérience, et parfois non. Je n’ai rien : l’IA15) ne peux rien me prendre. Je décide seule quand j’ai envie que la génération procédurale ajoute ses clichées à mes idées trop vagues, et quand je me perds seule dans des errances textuelles libérées de toute injonction.

Contrairement à certains, je ne pense pas que l’IA va « tuer la créativité ». Nous avons trop besoin, en tant qu’humain, de nous raconter des histoires, d’explorer d’autres mondes. Non pas seulement consommer, mais bien produire. Simplement, nous n’avons plus besoin de soumettre notre création au capitalisme. Il n’en veut plus. Oui, je sais, vous allez dire : « mais si, ils en ont besoin pour nourrir leurs IA ! » sauf que tout ce qui compte est le résultat : vous n’aurez pas un centime, pas une note en bas de page pour votre art. Que vous créiez ou non, ce sera pareil. Une indifférence totale par rapport à vos efforts, à votre travail. Alors il ne reste plus que ceci : faire, avant tout, pour soi. Parce que notre âme a besoin d’exprimer quelque chose, que ce soit doux et tendre, ou brutal et violent. Faire, aussi, pour qui en veut. Que ce soit une IA qui va digérer ça et intégrer les motifs hallucinés d’une humanité en dérive, ou des humains cherchant des échos pour se relier un instant. Il n’y a plus que la beauté du geste qui compte, qui se suffit en elle-même.

Le privilège de vivre de son art est en passe d’être aboli. Celui de pouvoir créer… ça, je me le garde pour un autre article, c’est un autre sujet.

J’entends cependant les cris des patriarches artistes : « oui, mais j’ai besoin de manger, et si je ne peux plus gagner d’argent avec mon travail… »

Première fois ?

 Meme "première fois ?", avec les artistes remplacés par les machines, ironiquement moqués par une bonne moitié de l'humanité qui en a hélas l'habitude.

Bienvenue au club. Bienvenue dans toute cette partie de l’humanité qui, depuis quelques centaines d’années au moins, plie le cou sous l’esclavagisme du capitalisme, qui accepte de faire les choses les plus abjectes, les plus contraires à sa nature, sans même y gagner un salaire. Il y en a, du monde, qui ne touche pas de revenu, qui dépend du bon vouloir du plus puissant de la communauté pour accéder aux conditions de survie, parfois qui n’y accède même pas, mais qui pourtant travaille de l’aube au crépuscule, et au-delà. Toute une partie de l’humanité souffre, un peu, beaucoup, bien trop, et en crève, même, mais pas avant d’avoir été essoré un maximum.

Je n’ai pas envie d’entendre quelque chose comme « oui, mais tu fais des raccourcis, là… ». Il y a effectivement un monde entre perdre l’accès à des sources de revenus, et ne jamais avoir pu accéder à une vie décente. Cependant, le problème de base, c’est tout le système de domination, et c’est de ça dont il est question, à chaque échelon. C’est un sujet qui m’a occupé toute ma vie, que j’explore intensément dans mes récits, traquant les mécanismes qui font doucement passer d’un état vaguement inconfortable à un enfer absolu, mais aussi des façons d’en sortir ou de négocier avec. Cela commence au moment où on doit renoncer à quelque chose, non par réel choix, mais contraint par une volonté extérieure. Le mot “volonté” est important. Renoncer à quelque chose parce que ce n’est physiquement pas possible, c’est de l’ordre du « principe de réalité », une notion que les patriarches ne connaissent pas vraiment. Mais renoncer parce que quelqu’un ayant plus de pouvoir a décidé que ce n’était pas pour vous, c’est un bout de la définition de la domination, et tout le reste suit, plus ou moins vite, plus ou moins fort. Ici, certains ont décidé que divers métiers ne seraient plus rémunérés, comme ils ont décidé de ne jamais rémunérer d’innombrables actes qui contribuent à leur confort, contraignant celles et ceux qui les exécutent à accepter bien trop de violences. La bascule, actuellement, s’opère sur des gens qui jusque-là échappaient en partie à certaines oppressions, et oui, ça fait mal de passer du mauvais côté de la barrière, d’autant qu’il y a forcément l’intuition que ce n’est que le début, le haut d’une pente très glissante qui se termine dans les bas-fonds d’un monde où certains humains sont moins considérés que des animaux (et pourtant, les animaux n’ont déjà pas une bonne place, dans ce monde-là).

Ce n’est pas amusant. C’est douloureux. Il y a beaucoup de façons de réagir à la douleur, à l’impuissance, au fait de se faire écraser sans rien pouvoir faire. Plus la pression s’accentue, plus les réactions deviennent extrêmes, paradoxales.

Il est temps d’oublier que le “travail” va rapporter quoi que ce soit. C’est une illusion. Ça a toujours été une illusion. Là, c’est une illusion qui est en train de disparaître pour les créatifs.

C’est violent, et c’est extrêmement difficile de trouver comment survivre. Cela demande une énergie toujours plus grande. Voir l’illusion ne veut pas dire, d’ailleurs, qu’on peut se libérer d’aller quémander une chaîne à mettre à son cou ; se sauver dans les bois et vivre de cueillette sauvage demande aussi des privilèges immenses dans le monde moderne16).

L’autre illusion qu’il faut abandonner, quand on se retrouve à voir la corde devant soi, c’est la capacité individuelle à résister. Le mythe du héros qui s’en sort seul est un mythe, l’un de ceux qui fondent d’ailleurs le système de domination. La survie demande de l’énergie, et il vaut mieux la mutualiser ; nous sommes une espèce assez douée pour collaborer, d’ailleurs, tant qu’on ne se fait pas manipuler par ceux qui ont tout intérêt à nous diviser. C’est en arrivant d’ailleurs à nous réunir, à nous relier, que nous nous donnons une chance aussi de résister à ces manipulations, et même de dégager un peu d’énergie en plus, qui peut être mise à des projets au-delà de la survie. Ces quelques instants où on arrive à respirer peuvent alors être utilisés pour détruire le capitalisme, le patriarcat et l’hétérosexualité, dans l’ordre que vous voulez, pour aider à rêver les lendemains qui chantent, à les faire advenir sur les ruines de ce monde. Mais ne nous leurrons pas : ce n’est pas un combat facile, ça ne se gagnera pas en quelques mois ou en quelques années. En attendant, à toi qui viens de rejoindre notre bande, qui te retrouve à devoir, comme nous, courber la tête, à subir : bienvenue. La zone n'est pas très accueillante, mais c'est tout ce qui reste. On te montrera, ou que tu trouveras, les petits gestes de rébellion qui ne portent pas à conséquence, ou la façon de se ménager un petit espace pour arriver encore à rêver, après les coups, après l’épuisement, après la folie et la maladie.

Et si jamais, après avoir pris tout ça dans la figure, tu as envie de lutter (et je le souhaite, vraiment, parce qu’il n’y a que comme ça que les choses bougent, même si c’est difficile de trouver l’énergie de le faire quand on tente juste de survivre), s’il te plaît : essaie de le faire non pas pour reconquérir tes privilèges, mais pour tous les abolir, ou que tout le monde ait les mêmes, pour qu’on ne puisse plus parler de privilèges. Y compris celui d’avoir une épouse qui lave ton linge, une mère qui élève tes enfants.

Des vêtements faciles, des plats trop savoureux, une maison bien chauffée, une santé de fer17). Tous ces privilèges, c’est soit tout le monde, soit personne, histoire que chacune ait accès à la capacité de créer, de rêver, de vivre et d’exister.

Je parie que comme beaucoup, le chemin que tu prendras sera cet équilibre instable, entre subir et hurler, entre courber l’échine et se battre. Ça ne sera jamais assez, ni dans un sens, ni dans l’autre, mais a-t-on d’autres options ?

Mon bonheur ne se soumet pas

Moi, ma rébellion, elle continuera de passer, en bonne partie, dans l’écriture. Ce sera encore, très souvent, des récits d’esclaves qui font ce qu’elles peuvent. Parfois, des récits d’amitiés pour faire face à l’indicible. Souvent, il y aura de l’amour, malgré l’horreur et l’injustice. Mais, de plus en plus, il y aura aussi en arrière-fond un rire, un rire si intense que certains le trouveront sans doute un peu hystérique. Un rire qui naît de l’effondrement des mondes, du chaos immense, et de la folie enfin acceptée comme une part de mon identité. Une joie qui a peut-être sa source dans l'égalité que nous pouvons commencer à expérimenter face à l'indifférence cosmique.

Pour conclure, je vous laisse avec une de mes co-créations, parfaite illustration de ce qui habite mon âme. Attention, y'a de l'IA dedans, cette fois18).

 Ce texte est placé sous licence CC-BY-SA

1)
pour certains…
2)
Si si, j’ai des critiques à faire, un paquet.
3)
Ça se voit : c’est bien trop foutraque.
4)
Juste ce qu’il faut pour ne pas paraître trop allégeante à l’Académie Française ! Les accords de genre chaotiques sont par exemple un choix de ma part.
5)
Sur certains plans, en tout cas.
6)
J’ai un peu moins de musicos et de graphistes dans mon entourage que de scribouilleurs, mais c’est loin d’être à zéro.
7)
Ok, ça n’est peut-être pas immédiat dans la page d’accueil, mais c’est dans les statuts de l’association : on fait dans le subtil.
8)
Ou… nous sommes dans l’illustration de « pourquoi mon texte ne sera pas une thèse… »
9)
Au hasard, le bon réseau, du pognon, et une biroute ; liste non exhaustive. On peut y arriver sans un ou deux de ces trucs, mais moins y'en a, plus ça devient compromis.
10)
Si vous n’aviez pas encore compris, “je” suis un être multiple ; nous le vivons bien. Ce n’est pas toujours un souci d’être plusieurs dans une seule tête, même si cela a quelques impacts sur le quotidien. Les usages de “je”, “nous”, et “on” ne sont pas toujours anodins.
11)
Bien sûr, on intériorise aussi au passage que ce qu’on peut faire ne sera jamais assez bon.
12)
Qui a commencé dans le patriarcat, lequel naît de l’hétérosexualité, et si vous haussez un sourcil, allez lire Zappino et Lahire, et puis revenez qu’on en discute. Et le tout a tranquillement accouché du capitalisme, conséquence logique parmi d’autres du besoin de dire qu’il y a “eux” et “nous” ; un “nous” qui doit dominer le “eux”.
13)
Rares sont les écrivains à être payés, cf le rapport Racine, et même ceux qui le sont, le sont rarement à un taux horaire vaguement décent par rapport à leur travail ; c’est pas pour rien que les écrivains professionnels ont généralement la famille sur qui compter, d’une façon ou d’une autre. Et oui, je compte ça dans les privilèges : pouvoir créer alors qu’en réalité ce travail ne rapporte rien veut bien dire qu’on a trouvé un moyen de manger qui, généralement, s’appuie sur les proches ou sur l’héritage.
14)
Là, je parle bien de l’outil.
15)
Et là, je parle bien du projet de société.
16)
Des compétences, la santé, être au bon endroit, et potentiellement avoir un capital suffisant pour acheter certaines conditions de survie, comme un bon duvet ; ne croyez jamais les youtubeurs et autres bobos qui vous vantent un retour facile à la nature.
17)
Je ne mettrais pas de lien pour chaque, mais chaque élément de la liste n’est pas là par hasard.
18)
Le texte, forcément, c'est de moi. Et le son, j'ai surtout choisi celui qui me parlait le plus dans les propositions. Ça m'a aidé, au fil des essais, à affiner les paroles.