Les douze coups s’égrènent lentement, et je frissonne.
C’est l’heure.
Depuis combien de temps dure ce petit jeu ? Je n’en sais rien. Les nuits ont succédé aux nuits ; je n’en ai pas tenu le compte. J’attendais, patiemment, que l’heure arrive.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Je préférais autrefois les heures chaudes du jour, lorsque l’esprit, éveillé, suit sans hésiter ce qui se passe autour de lui.
Minuit était alors une barrière, une frontière qu’il ne fallait pas dépasser. Derrière minuit était le royaume des ombres et des errants, un temps de perdition, chaque instant volé irrémédiablement perdu.
Mais la perte a un goût douceâtre auquel on s’habitue. Certains la noient dans le café, bien noir, afin de lutter, de ne pas perdre pied, l’amertume de l’un faisant écho à la fadeur de l’autre. J’ai compris en passant minuit que ce n’était que tromperie. Il faut se donner tout entier à la torpeur qui nous saisit, à l’engourdissement progressif de l’esprit.
Souvent, quand le soleil est haut dans le ciel, je me fais la promesse de ne plus céder, de devenir sage, de soigneusement me glisser sous la couette avant que sonne minuit.
Puis le soir tombe et langoureuse, j’attends. Avec les ombres, mes résolutions se dissipent. La raison portée par la lumière devient floue, il ne reste que le tic-tac de l’horloge qui avance inéluctablement.
Parfois il ne se passe rien.
Parfois le sommeil me terrasse avant que j’aie pu visiter les contrées de l’autre côté de minuit.
Mais, pour toutes les autres fois…
Tandis que les brumes s’emparent de nous, minuit dévoile ses secrets. Timide, discret, il ne se laisse voir qu’en ombre chinoise, se refuse aux regards, évoque sans décrire, suggère sans expliquer.
Le temps s’étire, interminable, donnant une autre saveur à chaque instant. Chaque minute a un goût d’éternité, avant de s’envoler toutes ensemble comme une volée d’étourneaux. Les sons s’assourdissent, se taisent. Tout résonne autrement. Tout devient différent.
Je me laisse aller dans ses bras et minuit raconte des rêves à peine esquissés. Me voyant fermer doucement les yeux, un instant le silence s’installe, pause bienvenue pour laisser se développer les images que ses mots ont fait naître. Puis soudain un autre sujet. Tyrannique parfois, tendre souvent, toujours déstabilisant, la frontière de minuit marque la perte des repères, ce moment où l’on ne peut qu’être plus fragile, moins protégé. Les barrières tombent, sans qu’on puisse les retenir. Soudain, on se rend compte qu’on est nu, mais comment en est-on arrivé là ?
C’est le pouvoir de minuit et de ses habitants.