Il y a quelques années de ça, la ville a été rasée. La bombe qui a explosé et a conduit à la ruine de la cité avait été lancée à la suite d’actions sans conséquence. C’est souvent comme ça pour les guerres. On ne voit rien venir. Jour après jour, les troubles augmentent, sans que l’on comprenne où ça mène, sans accepter ce que ça signifie. Puis il suffit de trois fois rien : un mot de travers, un geste mal compris, l’assassinat d’un obscur archiduc. Et tout s’embrase.
C’était une ville agréable. Elle avait son lot de problèmes, bien sûr ; je ne chercherais pas à l’embellir plus que nécessaire. C’était surtout là que j’avais trouvé un peu de paix, fuyant toute une vie qui s’effondrait. Je me croyais à l’abri dans cette ville, j’avais commencé à essayer de rebâtir ma vie. La bonté de ses habitants m’aidait à oublier les pertes que j’avais subies avant d’arriver là. J’avais aussi découvert une communauté prompte à l’entraide, bienveillante envers les nouveaux venus. Je m’étais sentie adoptée ; pour moi qui ne suis de nulle part, c’était un sentiment à la fois réconfortant et un peu angoissant. Une part de moi refusait d’y croire ; je m’étais accrochée un peu à ma sauvagerie… mais j’avais aussi laissé beaucoup de gens m’apprivoiser.
De ce qu’on m’a raconté, tout le pays était de ce genre. Une contrée paisible, avec ses petites joies et ses petits malheurs. Sans doute rien de pire ou de meilleur qu’ailleurs ; mais je n’avais jamais eu l’envie de m’arrêter ailleurs.
Les trois ans que je vécus là-bas furent une vraie bulle d’air. Je commençais même à m’investir dans la vie locale.
Bien sûr, il y avait régulièrement des rumeurs sur les troubles qui couvaient. Nous savions que rien n’est éternel, mais la fin nous semblait loin, une ombre à ne pas évoquer. Les dirigeants ne communiquaient rien à ce sujet ; encore aujourd’hui, je me demande si c’était par ignorance ou parce qu’ils ne souhaitaient pas affoler la population. Sans doute un peu des deux.
Puis la nouvelle est tombée. Nous avons eu peu de temps pour évacuer ; nous aurions tous pu mourir. Beaucoup sont morts.
Chaque fois qu’un nom que j’avais connu tombait, les larmes menaçaient de me noyer. Je croyais alors que seules les personnes étaient importantes ; qu’il s’agissait d’un deuil ordinaire quoiqu’en grande proportion. J’ai perdu des gens qui m’étaient très proche, vraiment très proche, durant cette semaine d’enfer. Parfois, je me dis qu’ils sont mieux là où ils sont, qu’ils n’auraient pas tenu dans ce nouveau monde ; souvent, je regrette simplement leur présence.
Quand la destruction fut achevée, nous nous retrouvâmes entre survivants. Nous avions tout perdu, mais nous nous estimions chanceux : nous étions en vie et capable de reconstruire.
Et nous avons reconstruit.
Mais c’est là que les choses sont devenues plus complexes. Au fur et à mesure que nous déblayions les décombres, nous prenions l’ampleur de ce qui était perdu. Ou, non, en fait, nous n’en prenions pas vraiment l’ampleur, concentré sur le fait d’avancer un pas après l’autre. Nous refusions de voir que nous avions perdu bien plus que nos proches : nous avions perdu nos modes de vie, nos rêves et nos espoirs, nos projets. Tout avait été balayé, comme sans importance.
Les gens des villes voisines, également détruites, nous avaient rejoints à leur tour ; des expatriés étaient revenus au pays pour venir nous soutenir aussi. Tout le monde aurait dû voir l’intérêt de se retrouver tous ensemble ; mais les cultures étaient si différentes qu’il y avait (et il y a toujours) beaucoup de mésententes, de racisme. Nous rendions les autres coupables de notre malheur et eux faisaient de même.
Il y avait aussi deux groupes. Ceux qui chantaient sur les ruines, tentant de prendre avec optimisme ce qui était arrivé. C’était l’occasion de reconstruire mieux, plus beau, plus solide et de se faire de nouveaux amis. J’admirais leur optimisme, je reconnaissais la sagesse de leur vision, mais je faisais partie du second groupe, celui qui pleurait un monde à jamais disparu, les morts innombrables à enterrer, tout ce qu’on ne reverrait jamais.
Je suis passée par toutes les phases du deuil. J’ai tenté de nier et rejoindre la cohorte des optimistes, chantant tout ce qui irait mieux, que ce n’était rien ; mais j’étais amère. J’ai laissé éclater ma colère, j’ai juré et pesté, j’ai insulté les dirigeants et leur manque de jugeote, j’ai cassé des trucs pour me défouler ; mais ça ne faisait pas vraiment de bien. J’ai pleuré, je me suis lamentée, j’ai déprimé, je suis même partie avant de revenir.
Je me suis battue pour faire revivre la cité.
Cela fait trois ans à présent et une nouvelle cité a vu le jour. C’est une date anniversaire qui approche. Les années s’écoulent, les choses changent, et je peux commencer à me retourner et à prendre toute l’ampleur du deuil. Nous avons perdu des gens auxquels nous tenions, d’autres que nous ne connaissions pas vraiment, mais qui avaient leur importance dans les affaires locales et l’ambiance de la ville. De ceux qui ont survécu aux évènements ou qui nous ont rejoint par la suite, certains sont restés, mais beaucoup ont fui ou sont morts à leur tour, rongés par l’ampleur de la perte.
Et moi dans tout ça ?
L’amour que je portais à cette ville et à la vie que j’avais bâti là était trop fort ; la perte a été un cataclysme dont j’ai tenté de nier l’importance durant longtemps. J’ai perdu bien plus que des amis, bien plus qu’une ambiance ; j’ai perdu la confiance que j’avais commencé à trouver, la paix à laquelle je commençais à croire malgré moi. Ce cataclysme a été l’écho d’une foule d’autres qui avaient jalonné ma vie.
Je me suis accrochée avec obstination, j’ai charrié des pierres comme des centaines d’autres. Je n’ai pas voulu baisser les bras.
Mais la ville qui s’élève à présent n’est plus celle d’autrefois. Ce qui la porte n’est plus la même foi. L’amertume se lit sur certains visages ; sur d’autres l’indifférence a remplacé la générosité. Il y a toujours des gens bien, évidemment. Les nouveaux bâtiments sont intéressants aussi. Mais ce n’est plus le charme des vieilles pierres. L’argot local s’est perdu dans le mélange des accents venus de partout. Je suis mal placée pour dire que cette ville est moins bien ou meilleure ; simplement, je ne m’y sens plus chez moi.
Certains jours, j’ai envie d’y croire. D’autres, je me rends compte que je n’y crois plus du tout. Je reste par habitude, en souvenir d’un bon vieux temps à jamais disparu. Je continue cependant de construire, pierre après pierre. Si j’arrête, ce sera parce que la camarde aura fini par me trouver.
Je me dis que le chemin du deuil est long à parcourir. J’espère qu’un jour, on en voit la fin.
Ces derniers temps, c’est un autre pays qui m’attire. On raconte que là-bas, les rêves prennent vie. La route pour y parvenir est longue et difficile. Parfois, j’hésite. Est-ce que ce deuil impossible à faire m’amènera à délaisser ce pays que j’ai tant chéri ?
Je n’ai pas de réponse à apporter aujourd’hui.