Ce texte était une image et n'a jamais réussi à dépasser ce stade. C'est un texte qui a déjà quelques années et je n'espère plus arriver à imaginer ce qui pourrait arriver. Et pourtant, j'aimerais un jour vous raconter les aventures de Gurka la guerrière, vilaine, méchante, sans grâce et sans âme.
Sur le chemin poussiéreux, Gurka avance.
Son objectif : le Donjon de Rakamermer Barzal.
Enfin, non, son objectif c’est de piller et de découper. Mais actuellement, elle prévoit de le faire dans le donjon en question.
Gurka n’est pas une jeune guerrière svelte qui compte sur sa poitrine provocante pour filer une crise cardiaque aux monstres de passage. Non. Le premier barjot qui aurait l’idée de lui proposer une cotte de mailles bikini s’enfuirait en courant devant ses muscles d’acier et ses nombreuses cicatrices.
Il lui manque un œil, et par un étrange souci des convenances, elle a mis un bandeau noir. En fait, elle l’a peut-être mis parce que ça fait plus peur. Une cicatrice court de l’œil manquant jusqu’à la mâchoire. L’autre œil brille d’une lueur farouche, genre “donnez-moi un truc à réduire en morceau”. C’est exactement le regard qu’elle a actuellement, avide de trouver sur son chemin de la chair fraîche à pourfendre.
Ses mains calleuses indiquent mieux qu’un CV qu’elle sait manier la grosse bâtarde qu’elle porte à son côté, et qu’elle la manie souvent. Elle a aussi un petit sac à dos, et il n’y a pas de trousse de maquillage dedans : une couverture, un briquet, une corde, une pierre à affûter, un peu d’huile et d’habitude, de quoi se nourrir et boire. La gourde est vide, quant à la nourriture, elle a fini de manger son cheval pas plus tard qu’hier.
Régulièrement, elle oublie de prendre suffisamment de rations avant de partir, et comme parfois les voyageurs ont l’intelligence de faire un détour de 300 kilomètres pour l’éviter, elle se retrouve alors sans rien à manger.
Elle marche donc d’un pas assuré sur la route. De toute façon, il doit rester quelque chose comme trois jours de marche, donc ça ira. Et c’est bien le diable si elle ne trouve pas un truc d’ici là. Un lapin innocent qui danse au clair de lune, un renard trop gourmand qui s’approche de son campement, ou mieux, un gobelin et ses copains qui se disent qu’une femme seule est une proie facile. Voilà qui serait amusant. Le voyage a été plutôt monotone jusqu’à présent.
Mais les gobelins feraient mieux de se poser la question : qu’est-ce qui pousse une femme à se balader seule dans une contrée hostile avec une grosse épée ?
Quand on lui pose la question et que Gurka se sent volubile, elle explique que c’est pour la gloire, la fortune, et pour les filles, heu pardon, les mecs. La vérité, c’est que Gurka s’en fout. Elle est guerrière parce qu’elle aime découper, charcuter, trancher, débiter et tailler tout ce qui bouge. La joie du sang qui gicle et les cris de l’agonisant qu’on achève, c’est bien plus plaisant que de dormir dans des draps de soie en attendant qu’un bel éphèbe apporte les croissants chauds. Donc, suivant les circonstances, Gurka aide la veuve et l’orphelin, ou le bandit et les putains. Au moins, ses services sont accessibles à toutes les bourses : c’est au premier qui lui propose une affaire que va sa loyauté.
Pour cette histoire de donjon, c’est un peu différent. Elle venait de finir une mission de routine pour la guilde des voleurs de Parnatu, quand elle a entendu les chefs se déchirer puis s’entretuer pour la possession d’un morceau de papier. Elle s’est dit qu’un papelard qui déchaînait tant de passion devait valoir la peine d’être possédé : après il n’y aurait qu’à attendre les assassins et tutti quanti. Elle prit donc le papier sur le cadavre du dernier voleur qu’elle venait d’occire par-derrière, puis elle nettoya toute l’administration des roublards de la ville. Ce n’était pas son intention initiale, mais elle n’avait pas eu le choix. Elle comprenait qu’ils aient cru qu’elle avait tué leurs chefs, mais pas qu’ils se soient mis à l’attaquer. Ça leur servirait de leçon, si l’au-delà existait. Après ça, pour redorer sa réputation, elle était allée confesser son massacre au bourgmestre, qui s’était empressé de lui payer ses arriérés à l’auberge, ainsi que diverses affaires, dont le cheval qui lui avait permis de quitter la ville. Elle avait aussi eu le temps de jeter un œil sur le papier, ce qui lui avait donné une direction à suivre. C’était une carte grossière, avec un symbole représentant sans doute un château pointé par une énorme flèche. On pouvait lire au dos : “ Donjon de Rakamermer Barzal, où le mythique trésor des Inquisiteurs fut caché et perdu, gardé par le Sombre Gardien des Abîmes.” Suivaient des indications farfelues pour rentrer dans le donjon et trouver le trésor.
Le trésor, ça pouvait être sympa, mais ce qui promettait de bons moments, c’était le Gardien. Pour tout dire, Gurka arrivait à cet âge où les aventuriers meurent ou prennent leur retraite. Et pourquoi à un certain âge les vagabonds de son genre arrêtaient-ils de courir les routes ? Parce qu’ils s’ennuyaient. Gurka n’avait même pas craint pour sa vie lors du massacre de la guilde des voleurs. En fait, elle n’avait même pas récolté une blessure. Cela l’avait franchement déçu de se battre contre ces larves. D’habitude, elle n’aimait pas trop le surnaturel, comme ce gardien : on ne savait jamais sur quoi on tombait, il fallait engager un magicien, et neuf fois sur dix on tombait sur des énigmes débiles et des trucs à tabasser trop morts pour se rendre compte qu’on les frappait. Les morts-vivants, c’était le moins drôle. Mais bon, avec un peu de chance, ce Gardien lui donnerait un beau combat. De toute façon, elle allait rouiller sur place si elle continuait comme ça.
Elle vit alors du coin de l’œil un buisson bouger. Le repas de midi se faisait sentir… Un sourire machiavélique lui étira les lèvres. En un instant, elle brandit son épée en sautant vers le buisson. Commencer par faire sortir la bête, puis s’amuser ensuite, voilà le jeu.
Elle poussa un cri terrifiant, du genre à faire mourir d’une crise cardiaque un dragonneau, et mis un coup de pied dans le buisson. Ce qui ressemblait à un être humain, mais en plus coloré, s’éjecta promptement du végétal devenu inconfortable.
“Pitié, pitié, je n’ai pas d’or, je n’ai rien…”
Devant Gurka se tenait ce qui devait être un ménestrel. Seul un ménestrel pouvait avoir le mauvais goût de mettre une chemise bleue et rouge sur des braies dépareillées, une jambe verte, l’autre rouge. Seul un de ces mendiants pouvait avoir comme seule arme un instrument joufflu et fragile. Gurka émit un grognement. Les artistes faisaient partie de ses viandes délicates : d’abord, elle n’avait pas encore assez faim pour se livrer au cannibalisme, ensuite ils avaient tendance à courir plus vite qu’ils ne réfléchissaient, et enfin, si elle en butait un et que ça se savait, les autres lui feraient une mauvaise réputation et elle aurait du mal à dégotter les contrats les plus intéressants. Le voler représentait un risque, même en le butant ensuite. Aussi rengaina-t-elle son épée puis retourna sur la route.
Sa théorie sur l’intelligence des artistes inversement proportionnelle à leur vitesse de course allait sans doute trouver sa démonstration dans la minute : déjà le baladin essayait d’arriver à son niveau.
“Attendez, attendez ! Madame, vous venez de m’épargner la vie, je vous suis redevable. Si vous suivez la route du Donjon de Radamek Barzal, je serais ravie d’égayer votre périple de quelques chansons et…”
Le ménestrel se retrouva soudain pris à la gorge et soulevé du sol pour admirer bien en face l’œil unique et furibard de la guerrière, qui jugea nécessaire de clarifier la situation :
“Écoute cloporte, si tu veux que je te protège, t’as intérêt à avoir de la thune à allonger. Ou un cheval. Et si ton offre est suffisamment intéressante, si j’accepte, t’as intérêt à ne pas ouvrir la gueule ou te livrer à des pitreries. Je t’accompagne tant que tu paies, ensuite, je te vire. T’as pigé ?
-Ou..oui…” Balbutia le pauvre homme. “J’ai… laissé mon sac à quelque pas…”
Gurka le relâcha et il s’empressa de retourner dans les fourrés dont elle venait de le déloger et où il allait sans doute se terrer jusqu’à la nuit, regrettant d’avoir croisé son chemin. Sans plus attendre, elle se remit en marche. Elle commençait à être de méchante humeur. Enfin, plus méchante que d’habitude.
Hélas, au bout de quelques pas le ménestrel revint.
“Voilà, je n’ai pas grand-chose, mais je me suis un peu trop chargé en nourriture et je serais ravie de vous offrir mon excédent pour sceller notre amitié. Quant à un paiement, j’ai une offre que vous pourrez difficilement refuser, j’en suis certain. Laissez-moi donc vous l’expliquer en chemin…”
Le verbiage de l’oiseau n’en finissait pas, et Gurka se demandait pourquoi il était encore en vie. Il lui semblait que nulle autre créature intelligente n’était dans les environs… Sa main agrippa convulsivement son épée avant de se relâcher. Non, il n’y avait personne, mais si ce gars était important pour quelqu’un, un devin bien payé pourrait révéler comment il était mort et de la main de qui. Elle savait d’expérience qu’il fallait vraiment se méfier des artistes : ils étaient souvent sous la protection de guildes puissantes et susceptibles. En plus, son luth était de très belle facture et ses habits pas trop raccommodés : il semblait ne pas avoir de problème de fin de mois. C’était un risque de l’estourbir sans bonne raison. Et puis elle allait bientôt se faire le Gardien, et ça, c’était plus drôle. À quoi bon risquer des ennuis avec un palot dans son genre ? Il ne restait plus qu’à supporter son verbiage. De toute façon, elle commençait à s’ennuyer, et elle n’avait rien contre quelques chansons à boire si ce péquenaud avait aussi de quoi les arroser.