Ses amies l’avaient poussée à venir dans cette boîte de nuit à la mode. Après une journée à trimer à l’usine, elle ne souhaitait qu’une chose : se glisser dans son lit et dormir. Mais ces sorties permettaient de ne pas attirer l’attention, entrant dans un comportement “normal” garant d’une bonne intégration dans la société. C’était important d’avoir l’air normal, pour garder son travail et avoir une chance de trouver un peu mieux. Bien rester dans le moule et ne pas dépasser, voilà le secret d’une vie longue et heureuse. D’une vie longue, en tout cas.
Il fallait avouer que la discothèque en question avait une certaine classe. Les portiers ne firent aucune difficulté pour les laisser passer : trois jolies jeunes filles gloussantes et bien habillées, c’était tout à fait le genre de la maison.
Elle eut une étrange sensation en passant devant les portiers. Quelque chose d’indéfinissable qui lui donnait envie de les dévisager. Mais cela aurait été inconvenant et elle n’était pas là pour se faire remarquer. Pas en ayant une attitude inappropriée en tout cas.
Elles s’assirent à une table sur un des balcons. En dessous d’elles, couples et célibataires se trémoussaient sur la piste de danse. Après avoir commandé des boissons aussi chic que sucrées (et avec un pourcentage d’alcool aussi scandaleux que leur prix), elles se mirent à bavarder de tout et de rien. Et très vite, la discussion dériva sur un sujet universel : les garçons. Un peu l’amour, mais surtout les garçons.
Tout en participant à la conversation avec enthousiasme, elle se fit la réflexion que ses amies voyaient la chasse aux jolis garçons comme elle-même envisageait ses escapades de fin de semaine. Une aventure exaltante dans sa préparation, délicieuse quand elle aboutissait, mais pas quelque chose sur quoi s’attarder ensuite. C’était juste un jeu, et c’était comme ça que c’était bon.
Elles finirent par rejoindre la piste de danse à leur tour, louvoyant pour arriver aux cibles qu’elles avaient repérées.
Elle-même s’amusait plus à se dandiner qu’à chercher le gibier. Si elle attrapait un beau mâle dans ses filets, et bien, la soirée finirait plus tard et le lendemain ses amies riraient en la voyant arriver à l’usine, l’air mal réveillé. Et sinon, elle dormirait mieux !
Et puis il fut en face d’elle. Et malgré le bruit, les lumières kaléidoscopiques, l’odeur de la sueur et de l’alcool, elle huma son effluve et sentit son cœur accélérer. Ses yeux croisèrent les siens, et elle sut qu’il savait, lui aussi. Hypnotisée, elle avait conscience qu’elle devait avoir pris un air particulièrement idiot, mais elle ne pouvait reprendre contenance. Elle surprit dans son regard une lueur amusée et se secoua pour quitter son air effaré. Ils dansèrent quelque temps ensemble, puis il l’invita à boire un verre au calme. Elle imaginait sans peine le gloussement de ses amies en la voyant partir. Qu’elles imaginent ce qu’elles veulent. Elles n’avaient aucun moyen de connaitre la vérité. Du moins, elle l’espérait.
Il l’invita dans un des salons privés. Elle hésita un peu, juste un instant. Était-ce bien raisonnable ? Avec un sourire, il lui prit le bras, la rassurant par sa présence.
Elle essayait de se convaincre de l’impossibilité du moment. Cela ne pouvait pas arriver. Pas ici, pas dans son monde. Pas dans un tel lieu. Mais chaque fois qu’elle commençait à se convaincre qu’elle rêvait, elle le regardait et ses certitudes s’effondraient.
De quoi parlaient-ils ? Elle n’en avait qu’un souvenir confus. Tout ce qui comptait était dans ce qui n’était pas dit. Chaque mot, chaque regard, chaque frôlement des mains. Elle n’osait pas le lui demander franchement. Elle savait qu’il s’amusait de sa gêne. Peu à peu, chaque élément se mettait en place et sa certitude devenait absolue.
-Comment as-tu pu passer…
Elle se rendit compte de l’idiotie de sa question alors qu’elle franchissait ses lèvres. N’avait-il pas forme humaine, d’une taille tout à fait correcte ? Le terrier aurait été assez grand pour lui sous cette forme, même s’il aurait été à l’étroit. Mais elle était sûre d’avoir refermé derrière elle. Pas très bien, visiblement.
De nouveau, il sourit, un sourire secret et complice, signifiant qu’il avait bien des secrets, mais qu’elle avait la clé de quelques-uns d’entre eux.
-Comment as-tu pu…
Elle cherchait ses mots, tant d’impossibilité à surmonter pour qu’il soit là, en face d’elle !
-J’ai pu, parce que personne ne s’y attendait. Mais c’est une bonne chose que tu m’aie trouvé.
Sa voix était suave, envoûtante. Elle se demanda s’il essayait de l’envoûter. Mais non, elle était quasiment sûre que non. Elle reprit :
-Tu avais vraiment essayé de rentrer, cette nuit-là, alors ? Mais je ne savais pas que tu… Enfin, même pour quelqu’un qui ressemble à… qui est…
Elle était confuse. Humain, pas humain ? Elle sentait l’odeur étrangère, l’odeur de cet autre monde, ou bien était-ce son odeur à lui uniquement ? Elle reprit :
-Je t’aurais aidé si j’avais su. Je te dois la vie.
-Si tu veux toujours payer cette dette, il n’est pas trop tard.
-Comment ?
Éberluée, elle le regardait. Elle avait traversé des mondes où les Portes étaient surveillées par l’Inquisition. Il ne fallait pas aller très loin pour voir les ravages de la xénophobie. Mais ici, la paix régnait. Les créatures qui passaient étaient mal vues, mais elles n’étaient pas chassées, tant qu’elles respectaient les lois.
Et, certes, étant trop hors norme, elles avaient du mal à s’intégrer, à trouver du travail et un logement. Était-ce cette aide qu’il voulait ? Mais elle ne pouvait rien faire, elle n’était qu’une petite ouvrière… Il éclata de rire à sa proposition :
-Non, je n’ai pas besoin d’aide pour m’intégrer. Mais tu le sais déjà, non ?
Elle repensa à tous les petits détails qui l’avaient mené dans ce salon. La déférence du personnel envers son “ami”, l’impression que le personnel en question lui faisait, et même la configuration de la discothèque, sa décoration…
-Tu… tu es le patron ici ? Et tu as embauché des Autres ? Mais…
Il se contenta d’un sourire charmeur pour lui répondre. Puis il lui raconta comment il avait profité du passage qu’elle avait ouvert pour fuir son monde, où il était exploité, et tomber dans ce qui ressemblait au paradis pour lui : un univers où nul ne comprenait sa magie. Il avait fait bon usage de ses charmes, au sens le plus strict du terme, même si elle supposait que ses sourires avaient aussi dû lui ouvrir quelques portes. Il n’avait eu aucun mal à convaincre tout le monde de son “humanité” et elle se demandait quelle puissance il pouvait avoir pour tromper ainsi les détecteurs du gouvernement. Puis il avait créé ce lieu, et fait travailler tous ceux qui le voulaient, sans distinction de race ou d’origine.
-Un jour, j’enlèverais l’illusion qui donne l’impression que les minotaures sont de simples portiers… mais pour le moment, nous ne pouvons faire ça que lors des soirées à thèmes.
Elle comprenait le succès de la discothèque, avec des animations plus vraies que nature… mais toujours sous le couvert de la respectabilité. Elle était impressionnée.
-Mais dans ce cas, en quoi puis-je encore t’aider ? Je n’ai rien à apporter…
Il sourit encore, un sourire qui lui faisait battre le cœur. Elle essayait pourtant de se convaincre que ce n’était qu’une illusion, que la créature en face d’elle n’avait pas une aussi jolie bouche et que trois tonnes de gélatine et de pseudopodes ne pouvaient pas être séduisants. Elle mit tout ça sur le compte du Glamour. C’était probablement une créature qui était liée à cette magie, non ? Au fond d’elle-même, elle savait que c’était faux, mais elle voulait y croire.
Puis il lui expliqua son plan, et elle se demanda s’il n’était pas juste fou.