Le terrier n’avait pas bougé, malgré le temps qui avait passé. Elle enleva le sceau qu’elle avait posé dessus : toujours intact, juste un peu abîmé par les intempéries. Elle devait se rendre à l’évidence, ce petit sortilège ne servait donc pas à grand-chose.
Elle se retourna, regardant d’un air dubitatif ceux qui l’accompagnaient. Elle-même avait un peu grandi depuis la dernière et le passage serait plus laborieux. Alors pour les autres… en dehors du gars maigrelet qui devait avoir du sang d’elfe des bois dans les veines, vu sa stature et la broussaille des cheveux, les autres lui semblaient bien trop gros pour se faufiler dans le passage.
Celui qui avait mené l’expédition lui fit signe de passer la première. Elle espérait que personne ne boucherait le Passage derrière elle… son monde n’était pas parfait, mais elle y était attachée.
Les laissant se débrouiller, elle se faufila dans le terrier. Elle avait peu de place pour bouger, rampant avec lenteur dans l’étroit boyau durant un temps qui lui sembla interminable.
Enfin, la sortie. L’odeur fraîche d’un matin de printemps, la brume s’élevant sur la prairie, le sous-bois exhalant ses odeurs de champignons et de jeunes bourgeons. Et ce calme, si surprenant après le vacarme de son monde.
Finalement, tout le petit groupe parvint à passer. Un peu choquée, elle les voyait reprendre leur vraie forme, laissant tomber l’illusion qui les enveloppait dans son monde. L’apparence humaine s’évaporait pour laisser place à toute l’étrangeté métabolique des Autres. Oreilles trop pointues, poils trop drus ou peau trop mal pour les plus “acceptables”, pour les autres, cornes ou sabots, crocs ou mandibules. C’était une drôle de ménagerie… mais étrangement ils n’étaient pas déplacés, ici. C’était elle qui faisait un peu tache dans le décor.
Son ami avait repris la forme qu’elle lui avait connue à l’origine. Envolés, le beau visage au sourire charmeur, les mains qui semblaient si douces… Et pourtant, en contemplant cette montagne en marche, elle retrouvait quelque chose de lui. Sa forme si spectaculaire ne lui semblait plus grotesque, mais familière. Elle s’avoua soudain qu’elle le préférait comme ça, avec ses contours mal définis et ses tentacules terrifiants. Il s’approcha d’elle, lui tissa rapidement un sort tout simple qui lui donna une allure plus conforme pour la suite de la mission. Il contempla le travail qu’il venait d’accomplir, un peu songeur :
-Essaie de te tenir loin des Nobles. Je ne garantis pas de ta couverture sinon.
Chacun savait ce qu’il avait à faire. Sur un signe de leur chef, la troupe se mit en marche.
Se glisser dans le château et ses dépendances n’était pas très compliqué, avec les indications. Il suffisait d’avoir l’air naturel. Tant de monde passait chaque jour ici qu’il était impossible de connaître tout le monde, et avec le banquet qui se préparait pour le mariage, il y avait encore plus d’agitation qu’à l’accoutumée.
Tout en cherchant ce qu’elle devait récupérer, elle se demandait pour quelle raison il prenait tant de risque. Ses compagnons risquaient d’être sacrifiés, lui-même capturé à nouveau.
Elle se glissa précipitamment dans un placard en entendant des gens arriver dans le couloir où elle était. Son comportement était suspect, elle le savait, mais elle ne se sentait vraiment pas à l’aise. Qu’est-ce qui lui avait pris d’accepter ?
C’était deux Nobles. À leur démarche pleine d’arrogance, leur ton hautain, ils devaient avoir un certain âge. Ils parlaient sans savoir qu’elle écoutait, priant pour qu’ils se dépêchent de partir.
-As-tu senti, depuis ce matin ? La magie est de retour.
-Oui. C’est surprenant. Il faudrait organiser une Chasse rapidement. Nous n’avons plus beaucoup de réserve.
-Doucement, pas la peine d’affoler le gibier. J’ai envoyé quelques rabatteurs s’assurer que les Portes étaient gardées. Nous aurons ensuite tout le temps d’attraper ce qui est entré.
-Tu penses que cela vient d’ailleurs ? Impossible…
-Il n’y a plus rien dans la région depuis longtemps, en dehors de notre propre production.
-Cela fera un beau cadeau de mariage pour ta fille…
Ils s’éloignèrent en riant, sans se douter qu’ils laissaient une jeune humaine tremblante dans le placard devant lequel ils venaient de passer. Dès qu’elle fut certaine d’être seule, elle repartit dans ses recherches. Elle avait hâte de quitter cet endroit… mais commençait à douter qu’on les laisse faire.
Elle trouva ce qu’elle cherchait dans une salle de jeux d’un des étages. Au milieu des maisons de poupées et des dînettes, elle la vit. Sans sa sensibilité au fluide, elle serait sans doute passée à côté.
Elle prit délicatement la poupée entre ses mains. Ce n’était qu’une poupée de chiffon, qui semblait bien pâle à côté des autres poupées de porcelaine, même si les “chiffons” qui la composaient étaient d’une dentelle d’une finesse extraordinaire. Le visage brodé semblait infiniment triste. Pris d’une impulsion subite, elle pressa la poupée contre son cœur.
Elle sentit la fée qui habitait le chiffon s’animer à cet élan d’amour humain, s’éveiller doucement.
-Chut, n’attire pas l’attention… Nous allons sortir de là.
Elle évita de justesse deux enfants qui revenaient jouer dans la pièce qu’elle venait de quitter ; un peu plus et elle aurait du inventer des excuses, voir même être contrainte de jouer avec elles. C’est avec un immense soulagement qu’elle retrouva l’extérieur.
Elle s’attendait à se qu’on l’arrête à tout instant, à ce que quelqu’un la hèle et lui demande ce qu’elle faisait à s’éloigner du château, et qu’avait-elle dans sa besace ?
Mais elle parvint à l’orée du bois sans encombre. Inquiète, elle regardait autour d’elle, cherchant à apercevoir ces “rabatteurs”. Mais près du terrier, il n’y avait que son ami qui attendait le retour de sa troupe.
Elle lui tendit la poupée, dont il se saisit délicatement, visiblement satisfait :
-Nous la soignerions une fois de l’Autre Côté. Le faire ici risque de trop attirer leur attention.
-J’ai surpris une conversation…
Elle lui raconta ce qu’elle avait entendu. Il ne sembla pas s’émouvoir :
-Ils ne connaissent pas ce passage. C’est surtout pour ça que j’avais besoin de toi. Je te montrerais comment le fermer ensuite. Tu es la seule qui puisse le faire.
Tandis qu’ils attendaient les autres, elle repensa à tout ce qu’elle avait appris.
-Tu n’utilises pas la magie, n’est-ce pas ? En fait, tu es la magie…
Il ne répondit rien, se contentant d’une ondulation qui fit miroiter ses écailles.
-Et les autres… ceux que tu libères… ils sont liés à toi, d’une façon ou d’une autre. Ce ne sont pas que des créatures magiques, mais des créatures de magie.
Il resta silencieux, mais elle le sentait amusé et attentif. Elle alla au bout de son raisonnement :
-Les elfes peuvent utiliser la magie, contenu dans les êtres vivants ou les éléments, mais pas la produire, c’est ça ? Et tu vas priver ceux-là de tout ce qui les alimente…
L’un des tentacules s’approcha de sa tête et elle eut un mouvement de recul. Mais il se contenta de lui remettre une mèche en place, pour enfin prendre la parole :
-Pas juste ceux-là.
-Est-ce que… est-ce qu’ils ne vont pas en mourir ?
-Ils ne pourront plus aller et venir depuis leur monde et ils devront trouver d’autres façons de survivre. Personne ne les pleurera.
-Mais ce n’est pas pour la justice que tu fais ça, n’est-ce pas ?
-Ce que tu appelles justice est un concept humain.
-Alors, pourquoi ? Pourquoi prendre le risque de sauver ces créatures ?
-Je le fais, parce que je le peux et que je le dois.
C’était un de ces moments où le gouffre qui les séparait se faisait sentir. Les motivations qui animaient cet être n’avaient rien d’humain : c’est tout ce qu’elle pouvait comprendre.
Un très court instant, elle se demanda si c’était une bonne idée de le laisser revenir sur son monde à elle, avec toute la puissance qu’il ramenait. Ce moment de doute s’envola aussi vite qu’il était venu, tandis que les autres revenaient les uns après les autres, avec de nouveaux compagnons. C’était parce qu’elle était humaine qu’elle ne pouvait les abandonner ici.
Elle se glissa dans le terrier, les ramenant tous dans son sillage. Elle avait compris que la taille importait peu : les passages étaient toujours étroits pour qui les empruntait, quelle que soit la taille du voyageur.