La compagnie était réunie dans l’auberge. L’ambiance était plutôt calme ce soir-là, un de ces moments entre deux campagnes où l'on prend le temps de ne rien faire.
Talyz ronchonnait par principe :
-Tant à faire, et je n’ai rien envie de faire… juste profiter du coin du feu, écouter des histoires…
À ces mots, la salle se figea. Talyz se rendit compte qu’elle aurait mieux fait de ne rien dire. Elle vit Beluga poser l’outil qu’elle était en train d’affûter et ouvrir grand les oreilles. Findel sautilla sur place :
-Mamie Talyz, une histoire !
Le chien de l’aubergiste lui-même redressa les oreilles. Zeruko'Ur manqua l’écraser en s’asseyant pour écouter. Loth, devant l’hésitation de Talyz, la poussa du coude.
Bien, elle n’avait plus le choix. Elle chercha frénétiquement une histoire. Finalement, cette auberge lui en rappela une autre.
C’était il y a bien longtemps, des Éons avant notre ère… bien plus loin que ne remonte la mémoire de ce monde. Une très vieille histoire, avec des choses étranges.
En ce temps-là, Ambre, Guerrière et Empire, menaçait de détruire tout l’univers connu pour le remplacer par sa propre vision.
Je serais malhonnête si je disais que c’était une grande méchante, car ceux qu’elle voulait remplacer n’avaient pas fait mieux. Ils avaient tordu la Réalité, plus souvent qu’à leur tour, pour la façonner suivant leurs désirs. Et si certains de leurs désirs étaient nobles, d’autres étaient profondément égoïstes.
Le Chapelier, entre autres, avait plus d’une fois fait dérailler l’Histoire pour ajouter de l’héroïsme dans le moindre bock de bière.
Talyz grommela :
-On ne pouvait plus savourer sa bière tranquillement, il fallait constamment sauver le monde quand on saisissait son verre.
Beluga grimaça d’horreur à cette idée, sans rompre le silence.
D’autres Rêveurs puissants tentaient de corriger ces dérives, de ramener le Monde à un peu plus de paix, voire même de permettre à certaines histoires de se terminer, qu’enfin les héros puissent rentrer chez eux afin de vivre entre leurs parents le reste de leur âge !
Mais le Chapelier, sans cesse et malgré les mises en garde de ses camarades, cédait à sa passion de la grandiloquence. Il avait ainsi fini par ouvrir la voie à Ambre.
Ambre était un de ces êtres qui défient l’espace et le temps. Elle pouvait se présenter avec un Avatar de guerrière au regard de feu, mais elle était bien plus que ça : un empire, un univers à la voracité implacable, que rien ne pouvait abattre. Sa seule passion était le combat : détruire et contrôler, maitriser et dominer.
Son arrivée mettait donc en péril le désir de paix et de tranquillité que beaucoup avaient.
Encore une fois, fatigués, les héros prirent les armes, tentant de tordre la Réalité pour stopper la progression de la guerrière. Mais, parmi eux, certains renonçaient. Ils savaient que ce serait sans fin. Si ce n’était pas Ambre, ce serait une autre…
C’est le Professeur qui le premier arrêta le combat. Il accueillit Ambre, les bras ouverts, lui offrant tout son amour, car c’était ce qu’il savait le mieux : le pouvoir de l’amitié, de la rédemption et de l’amour. Il s’y consuma, mais montra le chemin. Le Rôdeur, fidèle disciple du Professeur, le suivit à son tour. Il se glissa sous la défense d’Ambre et fit battre son cœur. Elle le regarda, subjuguée, sans se douter que la Tisseuse, derrière, manipulait les fils de l’existence pour les entortiller tous les deux bien serrés.
L’armée d’Ambre stoppa, tandis qu’elle se laissait aller à une passion dévorante. Mais chacun savait que ce n’était qu’un répit. Il ne restait plus grand monde sur le champ de bataille. La Tisseuse, à regret, coupa de nombreux fils, amenant la lumière à s’éteindre sur le monde. Les choses comme les gens se figèrent.
Le Chapelier n’ayant plus rien sur quoi agir tenta bien de secouer les statues un moment, mais sans résultat, il finit par se lasser, et partit.
La Tisseuse resta seule, dans un monde mort, figé, avec une dernière histoire inachevée.
Elle savait que c’était ce qu’il fallait faire.
Elle retourna à la taverne, se posa à sa place préférée, près du feu, ferma les yeux…
Et rêva d’autres mondes.