“Des mots au litre, des lettres au kilo ! Pas cher, première fraîcheur !”
Attirée par les cris de la vendeuse, je m’approche de son étal. Enveloppes liées serrées dans des rubans de couleur, bocaux remplis de lettres de toutes tailles, fragments de phrases dans des petites boites, c’est vrai qu’elle a un choix important dans sa marchandise.
Je regarde d’un peu plus près l’origine de la cargaison. Mer des runes, désert du syllogisme, jungle oxymorique… Et c’est vrai que les prix sont corrects. De quelques matf pour un calembour à quelques anaons1) pour une image inspirée.
J’hésite un moment devant celle représentant un vaisseau perdu dans l’immensité du vide spatial, tandis que les galaxies lointaines semblent dessiner les tentacules d’un kraken cosmique. L’image est belle et bien qu’encore dans sa pochette, je sens les fragrances d’une histoire sombre, d’une humanité seule face à un implacable destin… D’excellents ingrédients. Mais peut-être un peu trop classiques.
Et puis ce que je cherche actuellement est d’une autre saveur. Un peu dépassée par le choix qui s’offre à moi, je finis par m’adresser à la vendeuse :
-Vous auriez quelque chose sur l’utopie et l’espoir, sur le rêve et la camaraderie ?
-Bien sûr que j’ai ça, me dit-elle dans un grand sourire, des caisses entières. Vous voulez de l’utopie peaufinée par les éons, ou une très fraîche, juste sortie des bacs ?
-Et bien, je ne sais pas trop. Je crois que l’utopie est plus un arrière-goût, dans cette histoire.
Je me creuse la tête, tentant de définir ce que je cherche. Faisant la moue, je finis par me décider à prendre le problème dans l’autre sens et à lui parler de mes convives.
-C’est pour quelques Conteurs, en fait… je cherche à leur trouver une idée qui les fasse sourire, avec assez de mystère pour leur donner envie d’en raconter plus, assez de rêve pour faire briller leurs yeux, et surtout cette force des grandes histoires, qui vous pousse à vous lever, un grand soleil dans le cœur, afin de raconter la suite.
-Ha, une histoire pour inspirer ! Ce n’est la marchandise la plus simple à se procurer. Quant à ce que vous en ferez ensuite… elles sont délicates à manier, vous savez ?
Je fais un sourire débonnaire à la marchande, mais au fond de moi je frissonne. Bien sûr que je sais. J’ai vu tant de rêves mourir, tant de contes disparaître avant d’avoir été contés. L’évocation de certains me fait toujours aussi mal. Mais ce qui tue les histoires, c’est le silence ; celle-ci sera racontée, même si elle n’est pas racontée de façon idéale la première fois, je la laisserais ensuite pousser libre. Libre de s’envoler et de s’améliorer sous la plume ou dans la voix d’autres Conteurs.
-Si vous en avez une intéressante, montrez-moi.
Elle me fait signe de la suivre, passe derrière la toile de son auvent, et cherche dans des caisses à même le sol. Au fond de moi, je me demande si je fais bien. Peut-il y avoir ce que je cherche ici ?
Elle finit par sortir une image du fond d’un carton et souffle dessus pour en enlever la poussière de rêve, puis elle me la tend. Qu’attendre de quelque chose qui a visiblement été abandonné depuis si longtemps ?
Je la prends, et soudain, je reconnais les lieux. Cette rue, ce ciel, cette foule bigarrée… L’émotion m’étreint le cœur. Mais cette histoire-là me parle à moi ; parlera-t-elle aux autres ? Qu’importe, j’ai dit que je tentais.
Je hoche la tête, sans arriver à me détourner de l’image. L’histoire m’appelle, je n’ai plus qu’une hâte, être enfin seule devant ma feuille blanche et l’écrire. Je paie ce que la marchande me demande sans même discuter. Les histoires à naître se paient toujours au juste prix.
Je prends enfin le chemin du retour. Contre mon cœur, l’image bat, prenant peu à peu vie… Une allée dans le Marché de la Ville-Monde, et l’étal très particulier d’une marchande de mots.
Ce texte est sous licence CC-BY. Yep.