Il faut que je note ces évènements tant que les souvenirs en sont encore frais. Je ne suis pas fou, je le sais. Mais il me semble être le seul témoin encore sain d'esprit de cette histoire.
Il y a quelques semaines, j'étais descendu aux réserves de la bibliothèque de l'université de Miskatonic afin de me replonger dans certains textes. L'expédition du Massachusetts avait ramené des artefacts intéressants, mais je doutais de l'authenticité de certains et je savais trouver dans ces vieux parchemins les confirmations ou infirmations de mes doutes. Mes recherches se déroulèrent sans incident. L'ambiance de ces sous-sols porte sur les nerfs de nombre de mes collègues, et lorsque qu'on passe trop de temps à déchiffrer les Manuscrits Pnakotiques ou la sombre liturgie des Unaussprechlichen Kulten, l'imagination finit par amplifier le bruit des canalisations et les vieux craquements du bâtiment. Mais j'aimais assez travailler ici, car on y était généralement bien plus au calme que dans les étages supérieurs, ouverts aux étudiants qui chuchotaient perpétuellement ou venaient me déranger au plus mauvais moment pour de stupides questions sur mon cours.
Je rangeais l'un des incunables que j'avais consultés, lorsque mon regard fut attiré par un objet incongru. Là, au milieu des grimoires antiques et des rouleaux de parchemins, un livre relié à l'aspect moderne trônait. Curieux, je le pris, et découvrit son titre sur la page de garde : Dæmonsque Abymus. Ni du latin, ni du grec, plutôt une sorte d'alliance des deux comme peut en faire un amateur, et l'ouvrage lui-même ne pouvait avoir plus d'une vingtaine d'années : les feuilles comme le carton de la couverture étaient contemporains. Était-ce une thèse qu'un collègue avait oubliée ? Une blague ?
J'ouvris l'objet, et tombait sur un avertissement : «Toi qui veux me lire, je ne peux rien t'interdire. Mais j'apprécierais énormément que tu ne tentes pas de savoir ce que j'ai écrit.»
C'était probablement l'avertissement le plus pitoyable de tous les ouvrages occultes que j'avais pu lire. De plus ce message était écrit en anglais. En dehors du tutoiement de majesté, cela semblait absolument moderne.
Je tournai encore quelques pages. Mais plus d'anglais à présent : les pages étaient couvertes de runes qui semblaient nordiques, domaine dans lequel je n'ai aucune compétence. Continuant à feuilleter d'un œil distrait, cherchant s'il y avait des commentaires en anglais, des notes de bas de page, je passai alors à une section écrite en sumérien, langue dans laquelle j'avais un peu plus de compétences. Mais je ne m'y arrêtai pas : si le début était en anglais, il devait y avoir d'autres passages dans cette langue à un moment.
Je trouvai de l'allemand en caractères gothiques, des pictogrammes pnakotiques, de l'arabe antique, des hiéroglyphes. C'était un mélange des plus surprenant. Je finis par lire quelques fragments des langues que je maîtrisais. Les hiéroglyphes donnaient une recette de pain, il y avait une prière en sumérien à un dieu dont le nom ne me disait rien, des considérations sur le plafond des “abysses” en grec, et enfin, ce qui acheva de me convaincre qu'il s'agissait d'une blague : ce qui me semblait être une traduction assez littérale de Summertime, l'un des titres du très moderne Porgy and Bess, en pnakotique, alliance hasardeuse s'il en était.
C'était peut-être un tour de force en thème, et la personne qui avait traduit ceci devait être un polyglotte émérite, mais ça n'avait rien à faire dans cette section de la bibliothèque. Du reste, il n'y avait rien permettant d'en identifier l'auteur : la couverture ne comportait que le titre, il n'y avait pas d'index, pas de précision sur l'imprimeur. Pourtant l'ouvrage avait été imprimé, et rassembler autant d'alphabets et d'idéogrammes sur une presse avait du être un sacré travail. La reliure était d'une qualité exécrable, le papier médiocre, mais les caractères étaient encrés proprement et bien lisibles.
Je pris le suspect sous mon bras, et sortis de la réserve. Les règles de conservation interdisent normalement de sortir le moindre ouvrage, mais il était évident qu'une erreur avait été commise. Cependant, ma motivation à trouver un bibliothécaire n'était pas liée qu'au besoin d'un classement plus rigoureux : je ne savais pas si je devais admirer ce travail ou en rire. Je voulais en savoir plus.
Je trouvais Logsdon un peu plus loin, sans même avoir besoin de remonter au rez-de-chaussée. Il poussait un chariot plein de livres en piteux état, visiblement en route pour alimenter l'atelier de remise en forme.
Logsdon est un charmant jeune homme avec qui j'ai souvent pris plaisir à discuter. Il approche de la quarantaine, et a travaillé dans des bibliothèques prestigieuses avant d'arriver ici. Lors de nos premières rencontres, je lui avais demandé ce qui l'avait mené de la Smithsonian Institution à notre université de campagne, il m'avait répondu :
– Les livres, professeur. Ce sont les seuls maîtres de ma destinée. J'avais lu tout ce que je souhaitais lire là-bas, et je savais qu'ici m'attendaient des ouvrages uniques.
Un bibliothécaire parfait, qui savait toujours où trouver les références les plus improbables. Ses nombreux contacts nous permettaient de trouver la trace de certaines éditions sur tout le continent et même au-delà, et depuis son arrivée le fond s'était enrichi de quelques pièces magnifiques.
Je l'arrêtai sur sa route, lui demandant s'il avait un peu de temps pour m'expliquer la provenance d'un livre.
– Quel livre, professeur Howell ? me demanda-t-il avec intérêt.
– Celui-ci.
Et je lui tendis le suspect.
Ses yeux s'écarquillèrent en découvrant le titre.
– Où donc avez-vous trouvé ceci ? me demanda-t-il avec émotion.
Ses doigts caressaient la couverture comme s'il s'agissait d'une œuvre sacrée, et je suspectai alors d'avoir trouvé mon auteur.
– Dans la réserve des livres occultes, répondis-je en feignant de n'avoir rien remarqué.
– Bien sûr, où aurait-il pu être sinon ? murmura-t-il.
Ces mots étaient probablement plus pour lui que pour moi, car il releva alors la tête, les yeux brillants, et reprit d'une voix plus normale :
– Je ne savais pas que nous avions un de ces volumes ici. En fait, je suis même assez certain que nous ne l'avions pas la semaine dernière.
– Que voulez-vous dire ?
– Le Dæmonsque Abymus, professeur… c'est une légende parmi les bibliothécaires, du moins ceux qui s'intéressent à ce genre de sujets. Dites-moi, était-il seul ?
– Je suis à peu prêt certain que oui. J'aurais remarqué d'autres reliures de ce genre.
– Il faut s'en assurer.
Il abandonna là son chariot, mais non le livre qu'il tenait bien serré, et se dirigea à grand pas vers la réserve que je venais de quitter.
– Mais enfin, lui dis-je, qu'est-ce que ce livre ? Il n'a pas l'air bien ancien, et du peu que j'ai lu, cela ne semble pas très occulte.
– Détrompez-vous, professeur, me répondit-il sans ralentir le pas. Ce livre, et ses frères, sont le Graal de tout chercheur de l'occulte. Il paraît qu'on y trouve les véritables noms de tout un pandémonium, ainsi que nombres de secrets extraordinaires.
– Ses frères ?
– Il y a plusieurs tomes. Quant à savoir lequel nous avons…
Nous étions revenus dans la pièce, et Logsdon me demanda de lui montrer où je l'avais trouvé. Je lui désignai la place vide entre le Culte des Goules et De Vermiis Misteri. Il regarda les divers livres durant quelques instants, sans jamais lâcher celui qu'il avait en main, puis finit par soupirer :
– Il est seul. Mais c'est déjà ça. Avez vous commencé à le lire ?
– Quelques fragments. En dehors du nombre de langues utilisées, ce que j'ai pu lire était sans grand intérêt.
Et je lui parlai de ce que j'avais déchiffré. Il m'écouta avec attention, puis me tendit l'ouvrage :
– Vous avez commencé : je vous propose de continuer avec moi. À nous deux, nous en lirons peut-être plus, et nous trouverons peut-être quelques uns de ses secrets.
Son intérêt était contagieux, et malgré l'heure tardive, je consentis à m'asseoir à ses côtés et à ouvrir à nouveau l'ouvrage. Je voulais avant tout lui demander son avis sur l'avertissement loufoque, et je commençai par là.
Je restais alors interloqué en relisant les deux phrases. Le sens en était bien similaire, mais c'était du français.
– J'étais pourtant absolument persuadé que c'était écrit en anglais, m'exclamai-je.
– J'ai grandi en Louisiane et ma mère parlait cadien, me dit Logsdon comme si c'était une explication.
Je le regardai comme s'il était fou. Relevant enfin la tête du livre, il croisa mon regard et sourit :
– Cela m'y a fait penser. Vous lisez tellement de langues vous-même, peut-être avez vous traduit sans y prendre garde ? Il m'arrive régulièrement de ne pas me rappeler dans quelle langue j'ai lu un ouvrage.
– Peut-être, concédai-je.
Mais j'étais dubitatif. J'étais assez certain de l'anglais, puisque j'avais remarqué le tutoiement de majesté, qui n'avait qu'un très vague rapport linguistique avec le tutoiement français. Cependant, toute autre possibilité était inconcevable. Ou bien deux pages avaient été collées ? Mais le livre continuait sur un texte en runes nordiques. Là, au moins, je retrouvai mes souvenirs.
Logsdon ne parlait pas plus que moi les diverses langues qui auraient pu utiliser cette graphie, et nous tournâmes les pages.
– Cela ressemble à de l'hébreu, me signala mon collègue.
N'étant pas très familier de cette langue, je le laissai déchiffrer. Cela ressemblait à des indications pour se diriger dans un grand bâtiment, ou peut-être une ville. Logsdon prenait des notes au fur et à mesure. Quant à moi, je ne pouvais m'empêcher de remarquer certains symboles :
– Vous avez raison, c'est bien de l'occultisme, mais c'est plus hermétique que les Tables d'Émeraudes. La référence à la rose, la nécessité de tourner à gauche à partir d'une certaine étape, les indications sur les parfums, les couleurs : je ne serais pas surpris qu'il s'agisse en réalité d'instructions pour un rituel alchimique.
– C'est possible.
– Vous ne m'avez toujours pas dit d'où vient ce livre. Qui l'a écrit, et quand ?
– Bonnes questions, me répondit-il en souriant. Je vous avouerais que je n'ai pas de sources fiables. Tout ce que j'ai appris sur cette suite de livres vient de traditions orales. Aucun autre ouvrage ne le mentionne à ma connaissance. Certains disent qu'il remonte au moins au XVIe siècle ; d'autres qu'il est encore plus ancien que ça.
– Le papier n'est pas si vieux.
– Non, et cela pose question aussi : quelqu'un a-t-il eu l'original entre les mains et l'a-t-il copié puis imprimé à une époque récente ? Je n'imagine pas qu'un collectionneur ait fait cela sans en parler. Le monde des livres occultes est un petit monde, les rumeurs circulent vite et pour qui s'y intéresse, il n'est pas difficile de savoir où est quoi. Je me renseignerai. Peut-être qu'un de mes collègues a voulu me faire la surprise en m'envoyant une copie. C'est l'explication la plus rationnelle.
– Et pour l'auteur original ? Je ne connais personne sachant écrire dans autant de langues, et pourtant l'université n'est pas avare de polyglottes !
– Le, ou les auteurs, restent un mystère. Le plus probable est qu'il s'agit d'une compilation de textes écrits en des lieux et des temps variés. Pourquoi cela n'a pas été traduit ? Mystère aussi, peut-être parce que la langue originale véhicule des clés importantes, qu'une traduction aurait perdues.
– Bien sûr. C'est une hypothèse logique.
– Logique, oui, mais n'oubliez pas que sur les terres de l'occulte, la logique disparaît au profit de l'analogique.
– Pardon ?
– Désolé, c'est ce qui est écrit, là. «En ces terres, la logique disparaît, l'analogie devient reine.» Mais c'est approprié, n'est-ce pas ?
– Je ne suis pas certain de vous suivre.
– La raison manque parfois de poésie, et on trouve dans les contes des éléments de vérités anciennes, même s'ils sont déformés et si les symboles demandent à être interprétés. Parmi les légendes entourant cet ouvrage, il se dit qu'il a été écrit par une seule main. Une sorcière réussit à évoquer d'Anciens Dieux, mais pour prix de son audace, elle fut condamnée à les servir pour l'éternité. Cependant, alors qu'elle était à leur service, elle apprit les secrets de l'Univers, et les consigna dans ces pages.
– En plus d'une vingtaines de langues ?
– En une seule : celle qu'elle parlait au moment où elle rédigeait. Certains disent que suivant son service, la langue qu'elle parlait changeait, d'autres que c'est un sort qui jeta la confusion sur ses mots par la suite afin que nul ne la déchiffre en entier.
– Une jolie histoire, même si j'accorde plus de crédit à la version logique.
– Vous avez raison, professeur ! Dans ces affaires-là, il vaut mieux se montrer incrédule. Commencer à croire finit par faire vaciller la raison. Ce n'est pas pour rien que ces ouvrages ne sont pas accessibles à tout le monde. Et même ainsi, il ne se passe pas une année sans que l'un des érudits ayant accès à ces lieux ne perde la tête et ne se mette à réciter des versets impies en étant persuadé qu'un complot cosmique les cible.
– Certes. Interdire cette pièce aux étudiants, aux femmes et aux nègres ne semble pas suffire ; certains hommes semblent tout aussi impressionnables que les enfants.
Logsdon eu un petit sourire, tout en continuant à tourner les pages. Puis, doucement, il me dit :
– Peut-être que nous surestimons trop nos propres forces, et que nous sous-estimons celles d'autrui. S'il y avait un fond de vérité dans la légende, et si une femme était à l'origine de ces écrits ?
– Ce genre de théorie expliquerait l'hystérie de la plupart des ouvrages contenus ici, rétorquai-je. Vous conviendrez que la plupart ont été écrits par des gens qui n'avaient pas toute leur tête. C'est ce qui en fait l'intérêt aussi, cette exploration d'esprits “autres”, leur perception biaisée de la réalité qui a contaminé d'autres humains et mené à des cultes plus anormaux les uns que les autres.
– Tiens, je ne vous pensais pas adepte des théories de Freud.
– Je vous en prie. Les aliénistes sont des comiques dans la plupart de leurs théories. Ils sont probablement en train de créer un nouveau culte, que nos successeurs étudieront dans quelques centaines d'années en s'interrogeant sur la philosophie de notre époque.
– «La folie nous menace tous. Humains, divins : nous sommes tributaires de notre rapport à une certaine normalité, même si ce qui fonde cette normalité évolue au fil des âges et des mondes. Pourquoi les plus Grands crient-ils dans l'espace ? Ils ne peuvent être Grands qu'en étant plus fous que quiconque.»
– Pardon ?
– C'est ce qui est écrit ici, non ?
Nous replongeâmes dans la traduction, tandis que l'auteur décrivait la “normalité” du monde dans lequel il vivait, et qui aurait suffi à le mettre dans un asile s'il l'avait exprimé en place publique.
Certains passages étaient réellement intéressants, parlant de Dieux qu'on pouvait croiser dans d'autres ouvrages. Il y avait cependant un syncrétisme surprenant : Nyarlathotep y côtoyait Lucifer, Hadès et Seth étaient compagnons. Un passage complètement surréaliste écrit en sumérien aurait pu s'intituler “la complainte de Baal”, où un antique dieu évoquait avec nostalgie les cultes premiers (et qui, pour ce que j'en savais, semblait refléter la réalité historique), avant de se plaindre du rôle qu'il remplissait dans les cultes monothéistes.
– Cela, au moins, nous prouve que ce récit date d'après l'avènement du christianisme, fis-je remarquer.
Logsdon me le concéda sans peine.
Nous trouvâmes ensuite un passage qui semblait très largement inspiré du Necronomicon. J'allai chercher cet ouvrage pour comparer. J'ouvris avec révérence l'antique grimoire recouvert de ce cuir au toucher si particulier, dont certains disaient qu'il ne venait pas d'un animal. Je retrouvai rapidement le passage que j'avais en tête :
– C'est le même passage dont il est question, mais il y a plusieurs différences dans le Dæmonsque Abymus.
– Plus de précisions sur les calculs astronomiques, non ?
– Il faudrait demander à un astronome.
Logsdon se mit à rire :
– Souhaitez-vous vraiment savoir plus précisément quand les étoiles seront alignées ?
Je ris à mon tour :
– Ma fois, vu ce que ça annonce, je serais soulagé de découvrir que la date est passée d'un bon siècle.
Tandis que nous traduisions un passage ou un autre, Logsdon m'expliqua que si ce livre était une telle légende chez les bibliothécaires, cela tenait principalement à un des secrets soi-disant contenus dans ses pages :
– Il parait qu'il contient les secrets pour naviguer entre les mondes, et entre autres pour accéder à la Grande Bibliothèque. Plusieurs récits parlent d'une bibliothèque au delà de l'espace et du temps, qui réunirait tout ce qui fut jamais écrit.
– Vous voulez parler des Annales Akashiques ?
– C'est un des mythes parlant de ce concept . Même si l'existence d'une bibliothèque qui contiendrait tout ce qui existe est douteuse, c'est le genre de légende qui plaît aux gens comme moi. Mais les moyens de la visiter ? Justement, il paraîtrait que le Dæmonsque Abymus donne les indications pour la trouver, quel que soit le plan d'existence sur lequel on se trouve.
– Vous espérez trouver le mode d'emploi ?
– Ce serait plaisant. Je n'y crois pas vraiment, et pourtant… J'ai envie d'espérer.
– Et si le rituel implique de tuer des gens, comme c'est souvent le cas ?
– Je ne peux pas imaginer des amoureux des livres se livrer à ce genre d'acte, me répondit-il d'un air amusé. Si rite il y a, je suis prêt à parier qu'il demande un bon fauteuil et une bonne pipe, et probablement guère plus. Les lecteurs sont des gens paisibles, en général.
– Si ce rituel n'est pas plus méchant et comporte un bon scotch, je suis prêt à l'expérimenter avec vous.
Le texte suivant était en pnakotique, et j'ai passé assez de temps sur les manuscrits du même nom pour avoir acquis une certaine habileté à déchiffrer les cunéiformes associés. Je commençais à traduire, avec tout de même des difficultés, cherchant les mots, les traductions possibles. Il y avait là du vocabulaire que je n'avais jamais croisé, et la traduction était pleine de trous. Tout à coup, le sens de ce que je disais fit jour dans mon esprit, et je me tus en bégayant. Logsdon me regarda, attendant la suite. Je finis par lui dire :
– Nous pouvons probablement passer ce passage.
– Pour quelle raison ?
Bien ennuyé, je lui répondis :
– C'est de la pornographie.
– Voyons…
– De la pornographie, je vous dis. Avec des tentacules et d'autres choses difficiles à se représenter, mais je vous avoue que je n'ai aucune envie d'en imaginer plus.
Logsdon rosit légèrement en reprenant ce qu'il avait déjà noté.
– Est-ce bien différent des descriptions de certains rituels à Shub-Niggurath ? demanda-t-il.
– Ces derniers sont déjà proprement indécents. Mais ici, il y a un caractère… Et bien, personnel, que je trouve encore plus dérangeant.
– Est-ce que cela nous permet de confirmer l'identité de l'auteur ?
– Au diable l'auteur ! m'écriai-je. Qu'avons-nous trouvé jusque là ? Des choses qui pourraient avoir un vague sens, mais qui sont pleines d'incohérences. Tout ce que j'ai lu jusqu'ici me confirme ma première impression. Ce livre est une vaste blague. C'est un amalgame amateur de toutes les religions et sectes qu'on peut croiser dans les bibliothèques, sans aucun ordonnancement, avec des recettes de bonne femme au milieu… et maintenant, ça !
– Je ne comprends pas, dit Logsdon. Vous me semblez plus choqué par ces quelques phrases de pnakotique, que par la description précédente expliquant le traitement des enfants dans ces Abymes.
– Je suis un bon chrétien, Logsdon. Je vais à la messe tous les dimanches, et je n'ai pas regardé une autre femme que la mienne depuis que je suis marié. Tout horribles que soient certains rites, ils ne font que décrire ce qui est pratiqué par certains cultes et les violences qu'ils décrivent ne font que montrer la sauvagerie des dégénérés qui ont ces croyances. Quant aux descriptions des entités diverses, c'est absurde mais sans conséquence, puisque je sais que Dieu ne permettrait pas à de telles aberrations d'exister. Mais ceci, c'est trop. Il ne s'agit pas d'hérésie, il s'agit de concupiscence, et les mots utilisés ont pour seul but d'éveiller des fantasmes contre-nature.
– Avec des tentacules, tout de même.
– Justement, avec des tentacules. La zoophilie ne rend pas ça plus digeste.
Je refermai l'ouvrage d'un coup sec :
– Il est tard, et je suis las de ce travail. J'ai déjà bien trop tardé.
Logsdon s'étira :
– Vous avez raison. Votre femme va s'inquiéter. Quant à moi, personne ne m'attend, mais il faut que je dorme aussi, ou mon chef de service va me traiter de tire-au-flanc demain. Partez devant, je fermerai derrière vous. Je dois encore ranger un peu et vérifier que tout est à sa place avant de partir.
Je le quittai avec soulagement. Les heures passées dans cette pièce aveugle me pesaient.
Je ne retournais pas à la bibliothèque dans les jours qui suivirent. J'avais du travail par ailleurs, des cours à donner, des copies insipides à corriger, des rapports à écrire. Et ce Dæmonsque Abymus ne me passionnait pas comme il semblait avoir captivé Logsdon.
J'étais néanmoins curieux de savoir s'il trouverait quelque chose d'intéressant dans ce fatras, et je retournai le voir quelques semaines plus tard. Un de ses collègues m'apprit alors qu'il ne s'était pas présenté depuis deux jours.
– Est-il malade ? demandai-je.
– Aucune idée, il ne nous a pas appelés, et il ne répond pas au téléphone. Il finira bien par réapparaître.
– Et le livre qu'il traduisait ces derniers temps ? Le Dæmonsque Abymus ? Il vous en a dit quelque chose avant son absence ?
Le bibliothécaire me regarda d'un drôle d'air :
– Jamais entendu parler de ça. Ce titre ne me dit rien du tout.
Je le laissai là. Une sourde angoisse m'habitait. Est-ce que Logsdon avait fini consumé par sa passion ? Il me fallut encore quelques jours pour me décider à aller le voir chez lui, s'il n'était pas revenu.
Mais quand je me rendis à la bibliothèque pour connaître son adresse, on m'informa qu'il était de retour. Une grippe l'avais cloué au lit quelques jours, trop fiévreux pour donner de ses nouvelles, mais il était là à présent.
Je le retrouvai dans les sous-sols, en train de recoller un vieil ouvrage fatigué. Il me sembla hâve, les joues creusées, des cernes sous les yeux. La joie de vivre qui l'habitait d'habitude semblait avoir été remplacée par une flamme sombre de concentration, de vigilance.
– Et bien, Logsdon, lui dis-je, il semblerait que vous reveniez de loin.
Il releva les yeux de son ouvrage, et pendant un instant me regarda comme s'il ne me reconnaissait pas. Puis les coins de ses lèvres se relevèrent dans une caricature de sourire, bien loin de ces expressions aimables qu'il savait si bien prendre. Ses yeux restèrent froids.
– Professeur, me dit-il d'une voix enrouée. J'ai effectivement traversé des moments pénibles. Mais je suis de retour.
– Et le Dæmonsque Abymus ? lui demandai-je. Avez-vous percé tous ses secrets ?
Il me regarda fixement durant un long moment, avant de dire :
– Le quoi ?
– Le Dæmonsque Abymus. Le livre que j'ai trouvé dans la réserve l'autre soir, et que nous avons étudié ensemble.
Il secoua la tête :
– Je suis désolé, Professeur, ce nom ne me dit rien du tout.
J'allais rétorquer que sa maladie devait avoir affecté sa mémoire, mais je pris alors conscience de ce qu'il venait de dire.
– Rien du tout ? Vous êtes sûr ?
– Je suis certain que nous n'avons pas ce titre dans la réserve, et le nom lui-même ne m'évoque rien. Qui en est l'auteur ?
Je contemplai sa figure livide, le tremblement de ses doigts, et une intuition me dissuada d'insister. Était-ce une grippe qui l'avait mis dans cet état ? Ou bien un épuisement mental à courir après une chimère, épuisement dont son organisme, dans un dernier sursaut de survie, avait décidé d'effacer la source de sa mémoire ?
Je haussai les épaules, et affectant l'indifférence, je répondis :
– Peu importe. C'était une blague d'étudiant, rien de bien important.
Je l'entretins de sujets sans importance, puis pris congé avec soulagement.
Par la suite, nos rapports se firent plus distants. Je le croisais encore dans les archives, le soir, mais le temps de nos conversations amicales avait passé. Sa maladie lui laissa une voix rauque, pénible à entendre, et son humeur s'était assombrie, si bien que je finis par l'éviter.
De ce qu'il advint de l'ouvrage qui nous avait occupé une nuit, je ne sus rien. J'espère qu'il a été brûlé ; en tout cas il fut perdu. Il n'avait pas grande valeur en soit, et je le tiens pour responsable de la déchéance de ce pauvre garçon. Je n'ai jamais croisé d'autre personne ayant connaissance de cet ouvrage. Je mentirais en disant que j'ai interrogé tous les bibliothécaires sur le sujet.
Peut-être bien que ma première intuition avais été bonne. C'était probablement Logsdon qui l'avait écrit, expression contenue de sa folie, qui s'était trouvée révélée lorsque j'étais tombé sur son manuscrit. Cette révélation avait précipité le basculement de son esprit, jusqu'à une bienfaisante amnésie, qui avait malheureusement consumé sa personnalité.
Il n'y a personne aujourd’hui à qui je puisse parler de tout ça sans passer pour un fou : je n'ai ni preuve, ni témoin. Mais au moins ces quelques pages me permettront de ne pas douter de ma propre perception, de mes propres souvenirs…