Conte cosmogonique de Noria, tradition orale.
Au tout début des Ères tout n’était que Néant. Puis la Création fut, et elle fut tout entière de Chaos. Dans ce Chaos Infini on vit bientôt apparaître des Dieux, plus ou moins omnipotents, omniscients, bons et parfaits. Certains décidèrent de façonner des morceaux de Chaos pour créer un Monde à leur Image. L’Univers tout entier résonna de leur chant, et longtemps le cosmos résonna du labeur des Titan et des combats des Premiers Jours.
Loin des grands centres de Création, Nor s’installa. C’était un Dieu simple (c’est à dire, pour présenter ça autrement, que l’omniscience lui faisait gravement défaut). Il s’assit et contempla le Chaos environnant, puis l’idée lui vint que lui aussi, pourquoi pas, pouvait être un de ces Grands Dieux qui commandent aux êtres. Ça lui plaisait bien, cette idée de régner sur un peuple qui ferait ses quatre volontés et lui chanterait des cantiques le soir pour s’endormir.
Seulement Nor ne se considérait pas comme un Dieu de seconde zone, et il ne désirait pas que son monde ressemble à celui de n’importe quel Dieu. Il regarda attentivement les créations de ces contemporains, les problèmes qu’ils rencontraient et les bonnes idées qu’ils avaient. Puis il s’attela à son travail et se mit à assembler débris de roche, lumière et eaux. Il voulait débuter par quelque chose de simple, facile à réussir. Il décida donc de commencer par créer une petite île.
Pour faire une île « classique », Nor mit aussi une montagne en son centre, « petit » massif au centre duquel était un lac. De ce lac partaient neuf ruisseaux. Et pour s’amuser, Nor décida que ces ruisseaux n’étaient pas soumis aux lois habituelles de la gravité, c’est-à-dire qu’ils pouvaient à leur guise descendre ou monter une colline.
Il entoura la montagne d’un bosquet d’arbre, et décida de prendre un peu de hauteur pour admirer son œuvre. Or Nor avait vraiment un sacré défaut d’omniscience. Ou peut-être une hypertrophie absolument divine de la mégalomanie. Car son « île » faisait des kilomètres. En réalité, on pouvait faire tenir cinq continents dans la superficie de cette île, et encore, largement. La Montagne était plus haute que l’Everest, et le Lac intérieur aussi grand qu’une mer. Quant aux Fleuves, ils étaient si énormes qu’un humain placé sur une des berges ne pouvait voir l’autre côté que par beau temps et dans une atmosphère claire.
C’est le moment que choisir d’autres Dieux pour se présenter à Nor. À la vérité, si l’Univers possédait un grand nombre de Dieux, peu d’entre eux se reconnaissaient la sagesse de créer un Monde, et ils étaient encore moins nombreux à avoir la folie de le faire. Les autres Dieux cherchaient donc en général à piquer un monde déjà fait, ce qui simplifiait bien la vie.
Mais les Dieux qui se présentèrent ce jour-là à Nor étaient d’un tout autre genre. C’étaient des esprits vieux, anciens, qui semblaient antérieurs à la Création. Peut-être était-ce ces esprits qui avaient lancé la Création. Ils disposaient d’une force et d’une sagesse absolue, devant lesquelles même le plus fou des Dieux se serait incliné. Mais Nor était bien plus que fou ; il était inconscient.
Voyant venir ces êtres, et sachant tout le travail qu’il lui restait à accomplir, il leur proposa simplement de venir lui filer un coup de main, moyennant quoi il leur laisserait quelques fidèles une fois le Monde terminé. Étrangement, les Dieux acceptèrent, et se firent appeler Nori, ce qui veut dire les Seconds de Nor.
D’autres Dieux à la recherche d’un boulot arrivèrent par la suite, des Dieux tout simples, et ils furent tous accueillis gentiment, car si Nor était mégalomane, orgueilleux, fou et absurde, il était aussi généreux, accueillant et tolérant. Ces autres Dieux furent appelés les Noros, les Servants, et chacun d’eux choisit de quel Nori il voulait être le Servant.
Évidemment, devant cette vague d’immigration, Nor dut réfléchir à l’organisation de son panthéon, et régler toutes les difficultés prit une bonne portion d’éternité. Entre autres, Nor édicta comme règle que nul Grand Méchant n’avait le droit de mettre le pied sur son île, parce que les combats avec le Grand Antagoniste ne lui plaisaient guère, et puis ça paraissait un peu trop convenu : tous les Mondes avaient ce genre d’histoire. Les Démons qui voulaient venir étaient donc priés de déposer leur malice à l’entrée (ils la récupéreraient à la fin des temps s’ils s’étaient bien tenus). On se soumettait à Nor, ou on allait voir ailleurs. Pas de grand affrontement entre le Bien et le Mal : cela semblait à Nor un peu simpliste, d’autant plus qu’il n’avait jamais bien compris la différence entre les deux. Il préféra laisser chacun décider de la vie qu’il voulait mener (du moment que personne ne venait marcher sur ses plates-bandes).
Mais durant tout le temps passé à mettre au point les règles de la théocratie, l’île (alors sans nom) était laissée à elle-même, et nul regard divin ne se tournait vers elle. Or bien loin de rester stérile, l’île à moitié finie fut fertilisée par les vents cosmiques, et sous les pluies magiques d’un Chaos trop proche la vie naquit au sein d’Aelthar, la Grande Île des Domaines de l’Éther. Car l’île sans dieu, lasse d’attendre qu’on la baptise et qu’on lui porte de l’attention, s’éveilla à sa propre conscience et prit son destin en main. On raconte aussi que les Noris n’étaient peut-être pas étrangers à l’évolution de l’île, eux qui n’étaient soumis à d’autres lois que celles qu’ils s’imposaient.
Or après les Palabres Divines, Nor regarda l’île et vit, étonné, la vie qu’il la couvrait. Un instant la colère brilla dans son regard : la vie ne se devait-elle pas d’attendre l’Action Divine pour apparaître ? Mais sa colère fut de courte durée quand il vit la diversité qui régnait sur son Monde et la ténacité avec laquelle la vie avait lutté pour s’installer dans un lieu qui n’était pas du tout préparé à la recevoir. Et son cœur s’attendrit au chant de vie et de mort qui emplissait son Monde, et il se mit à rire, à rire, comme nul Dieu n’avait jamais osé rire. Et chacun de ses éclats de rire se plantait dans le monde, créant ainsi les espèces les plus étranges qu’on n’eut jamais vues, des Nangas farceurs aux hiératiques Solariens, des Charûks malicieux aux Fromtars taciturnes. Ce fut le Rire de Nor qui donna la Conscience aux êtres de l’île, et tous ceux qui naissaient étaient liés par ce lien absolu, tous frères par le pouvoir de la Joie Divine.
Puis Nor décida de finir son monde. Il mit les espèces créées en sommeil et en sécurité dans son palais avec l’aide des autres Dieux, puis reprit la forme des côtes pour qu’elles soient plus jolies. Il divisa les gigantesques Fleuves en de multiples branches qui arrosaient chaque lieu de l’île, et il fit aussi en sorte que toute l’eau de l’île vienne à l’origine du lac central, seule véritable source : peu importait que fleuves et rivières se fassent parfois souterrains, il ne devait y avoir d’autre source que ce lac. Le débit des neuf Grands Fleuves était tel qu’un gros problème d’érosion allait se poser, mais tous les Dieux s’unirent pour charger les rives et les eaux de magie, de telle sorte que jamais le lit d’un Fleuve ne pouvait se creuser ou se détourner. Mais là où les Fleuves tombaient de la Montagne, la chute d’eau était immense, si bien que l’eau en arrivant en bas se fracassait et rebondissait jusqu’au ciel, entourant les Chutes d’un perpétuel nuage de brume. Les pierres des Chutes furent donc conçues plus dures que le plus pur diamant pour résister à la pression formidable à laquelle elles seraient toujours soumises. La lumière du Soleil et des Lunes faisait naître en ces lieux de fabuleux arc-en-ciel, véritables explosions de couleurs rendant les aurores boréales bien pâlichonnes. La forêt entourant la Montagne était si grande qu’elle fut immédiatement déclarée Enchantée : refuge des centaures, des licornes, et de tous ces étranges êtres arboricoles qui de leurs enchantements la rendirent impénétrable à tous ceux dont la tête ne leur revenait pas.
Le Monde de Nor fut couvert des merveilles les plus absolues, des étrangetés les plus bizarres, des contrastes les plus absurdes. Certains Dieux parmi les plus rationnels finirent par faire une grosse dépression et partirent voir ailleurs. Mais nul ne parvint à faire comprendre à Nor que son « île » était trop gigantesque, et que réduire sa taille ne nuirait à personne. Ils parvinrent juste à le convaincre de s’en tenir à l’île comme monde, qu’il n’était vraiment pas nécessaire de faire ensuite un « continent ». Alors Nor regarda une nouvelle fois son Œuvre et fut satisfait. Il savait bien que son travail ne serait jamais fini : toujours une forêt à rajouter, une montagne à abaisser. Il restait quelques trous dans le paysage, mais il avait mis des barrières autour pour prévenir de tout accident. Certaines plaines manquaient un peu de détails, mais après tout ces étendues désertiques avaient leur charme aussi.
C’est ainsi qu’Aelthar, que ses habitants surnommèrent par la suite Noria en honneur de la folie de leur Grand Dieu, commença sa longue histoire.