Il avait bien failli la manquer. S'il n'avait pas fait un petit détour par le Promontoire, il ne l'aurait sans doute pas vue. Mais elle était là, allongée dans l'herbe, griffonnant dans son carnet, concentrée sur sa tâche.
Il s'approcha sans faire de bruit, un sourire malsain étirant les cicatrices de son masque. Il se pencha au dessus d'elle, détaillant le dessin qu'elle venait de faire de leur campement.
Il lui souffla doucereusement :
-Tu cherches quelque chose, Laofa ?
La plume dérapa sur le carnet, tandis que la Zoraie se figeait, glacée. Ainsi allongée, elle était totalement à sa merci et visiblement elle n'avait pas espéré sa venue. Il la laissa se relever. Il voyait la peur sur son masque et dans sa façon de se mouvoir, la savourait comme un ragus jouant avec une souris. Mais il scrutait aussi attentivement son masque, guettant la trace de ce qu'elle avait montré l'autre soir, de cette force…
Et elle l'avait encore. C'était là, sous la surface, n'attendant qu'une excuse pour sortir. Si faible mais pourtant présent. Contrastant avec ses tremblements de yubette et ses attitudes de proie, il y avait une petite étincelle… Juste ce qu'il fallait pour la rendre impertinente malgré son évidente épouvante, pour la pousser à rester quand elle semblait uniquement désirer fuir.
Fakuang se sentait exulter. Cela faisait longtemps que la tribu n'avait pas accueilli de nouveau membre. D'habitude, ils recrutaient juste après la cérémonie du masque. À ce moment, les jeunes avaient encore l'esprit embué par les drogues des Kamis et étaient un peu plus malléables. Ou bien des Zoraïs plus vieux les rejoignaient, dégoûtés par les actions de la Théocratie, déjà aigris et ayant déjà commencé à se mutiler. Mais ça n'était pas très drôle. Alors qu'elle, sûre d'être une homine “de bien” et plongeant peu à peu dans un nouveau monde… ce serait magnifique ! Il adorait la fraîcheur candide de la jeune homine et surtout comment elle se confrontait à lui. A la fois douce, fragile, mais aussi pleine de fureur.
Quelques mots bien placés sur les parents de la Zoraïe et sa peur tomba, laissant libre cours au feu qui couvait en elle. Elle l'avait tant saoulé de paroles l'autre soir, tandis qu'elle-même se saoulait tout court, qu'il n'était pas difficile de trouver les sujets pour la faire réagir. Fakuang se retint de rire en voyant la Zoraie lui faire face, les poings serrés et le masque convulsé de colère. Ce n'était qu'une yubette, elle n'avait rien d'une guerrière et il aurait put l'étaler en un coup de poing. Elle le savait autant que lui et pourtant elle se dressait fièrement, prête à en découdre.
Ce fut bref cependant. Elle cligna des yeux, comme prenant conscience qu'elle venait de menacer un guerrier bien plus fort qu'elle, et s'excusa.
Il y aurait du boulot avant qu'elle ne soit une vraie Antekamie… Ah, ce n'était pas drôle si c'était trop facile de toute façon !
Elle défit une de ses manches, puis le bandage qui entourait son bras à cette endroit, et lui demanda son avis sur une lésion qui était là. Fakuang traînait depuis suffisamment longtemps dans le Pays Malade pour savoir reconnaître une première infection à la goo. Laofa semblait croire que ça venait de la potion qu'elle avait bue l'autre soir avec eux mais en vérité, elle avait pu attraper ça d'un million de façons dans la région.
Mais si croire que son infection venait de la potion pouvait la rendre enragée, pourquoi pas ! C'était possible après tout. C'était de toute façon une chance qu'elle ait attrapé ça. Cela l'aiderait sûrement. La goo était le grand sujet tabou des Zoraïs, quand les Antekamis la voyaient comme une alliée. Du moment qu'elle n'allait pas voir leur foutu guérisseur dynastique… Ce dernier était bien capable de la soigner et de lui fourrer des absurdités kamistes dans la tête.
-Tu sais comment le soigner ? lui demanda-t-elle. Et il y avait dans sa voix un tel mélange d'espoir et de terreur qu'il ne put résister.
Sans un mot il montra les cicatrices qui défiguraient son masque.
-Quoi ? lui demanda-t-elle, l'air héberlué.
-Si ça s’étend, tu prends un couteau et tu tranches un peu. Si tu n’as que ça, une petite coupure devrait suffire. Tu a encore des cornes, tu peux le faire à l’arrière si tu veux éviter les questions, personne ne verra rien. Dommage pour toi que ça soit déjà apparu.
-Tu es bien en train de dire que la mutilation empêche la goo de se propager ? C’est bien ça ?
-Parfois même, ça la guérit. Regarde-moi. Je suis sain.
Il avait consommé régulièrement des drogues à base de goo, plus ou moins dosées, récolté le poison violet, marché dans les champs suintants, et effectivement jamais la pourriture ne s'était installée dans son corps. Il ne s'en était jamais préoccupé en fait. Parfois l'excès de goo l'avait tué et à chaque fois la Karavan l'avait ramené. Quel importance ? On n'allait pas s'arrêter de s'amuser sous prétexte d'attraper un champignon ? Quand à la soi-disant démence de la goo, pas besoin d'être atteint pour la développer. Là où les Éveillés restaient des heures le regard perdu dans le vide (souvent aidés par leurs propres drogues), les Antekamis vivaient un éveil à leur façon, brutal et délirant.
Mais imaginer Laofa en train de mutiler ses délicates cornes, de faire couler la sève sur son masque au tatouage raffiné… Tandis qu'il lui expliquait le chemin à prendre et qu'il voyait le doute affleurer dans ses expressions, il fantasmait sur la façon dont elle prendrait sa dague, tranchant avec lenteur, luttant contre la douleur avant de se faire emporter par son extase… Quelle chance elle avait d'avoir un masque intact, de pouvoir vivre ça… Et comme il désirait être là, goûter à sa souffrance par procuration, recueillir et goûter à l'ichor sombre qui perlerait…
Le désir l'enflammait pour cette Zoraie pleine de possibilités. Il se rapprocha et ce qu'il vit dans ses yeux valait tous les serments du monde. Il la désirait, elle le désirait aussi… Il frotta son masque contre le sien, l'imaginant plus coupant qu'un rasoir, imaginant pénétrant ses cornes, les trancher dans une extase divinement pénible…
Il la tenait serrée contre lui et ce qu'il sentait s'éveiller en lui le rendait fou. Depuis combien de temps n'avait-il pas désiré quelque chose à ce point ? Les Zoraies de sa tribu n'avait aucune finesse, elles mélangeaient leur sang au premier bodoc venu. Celles qu'il attrapait dans la jungle n'avaient que la peur ; c'était amusant mais il manquait cette communion… Flirter avec l'irréparable, et ce mélange d'envie et de dégoût… Il n'y avait pas que son couteau qu'il rêvait de plonger en elle à présent, peut-être un peu plus, ho oui. Elle était parfaite. Jouant même à se débattre pour rendre le jeu plus pimenté… Il ne la laisserait plus partir. Il l'attacherait et la torturerait jusqu'à ce qu'elle prenne elle-même la lame pour se défaire de l'esclavage kami…
Le coup de pied à l'entrejambe le prit complètement au dépourvu et dans son état, la douleur fut assez vive, autant que la surprise, pour le déstabiliser un instant. Le coup de poing qui suivit le sonna plus violemment. Elle avait une sacré droite ! Le temps de se relever, elle était déjà loin dans la pente en train de galoper. Elle n'allait pas le laisser comme ça quand même ?
-REVIENS !!!
Il courut aussi vite qu'il put pour la rattraper, fou de désir et de colère. Lorsqu'il lui mettrait la main dessus…
Mais elle avait pris trop d'avance. Elle arriva à Min Cho bien avant lui. Un instant, il fut tenté de la poursuivre encore. Cependant les gardes n'attendaient qu'un pas de plus pour s'occuper de lui. Il y en avait trop pour qu'il espère passer. Il la vit se retourner, le regarder, le masque affolé, l'air un peu perdu aussi. Il serra les poings convulsivement. Pourquoi était-elle partie ? Elle n'avait pas le droit de faire ça ! Il en voulait encore !
Elle repartit dans la ville et il la perdit de vue. Il se frotta le masque, encore brûlant du coup qu'il avait reçu. Un sourire sordide étira ses cicatrices. Délicieuse douleur… Que ce serait bon la prochaine fois !
Une autre version de la scène est ici. Promis, il y aura moins de doublons par la suite ! Mais encore un peu…