Elle était enfin revenue. Son joli masque bleu tordu par la haine, elle invectivait les Antekamis. Ils la regardaient d’un œil goguenard. Ils savaient que Fakuang l’attendait et qu’elle était une possible recrue, cependant un rien suffirait à ce qu’ils lui expliquent la vie.
Fakuang était ravi. Elle semblait avoir bouffé un torbak. Depuis le temps qu’elle était partie, elle devait être devenue forte, motivée par son désir de vengeance et…
Et non.
Tout juste s’il ne s’en débarrassa pas d’une pichenette. Il ressentit une déception intense. Mais qu’est-ce qu’elle avait fait pendant tout ce temps ? Elle ne tenait même pas ses lames fermement. Elle avait la rage, certes, mais à côté de ça n’importe quel réfugié rachitique aurait pu lui mettre une mandale.
Encore un espoir déçu.
Il l’acheva, la laissant retomber dans la boue, contemplant d’un air sombre cette yubette qui avait, un moment, réussi à faire battre son cœur. Puis il se détourna, s’apprêtant à laisser le corps aux torbaks.
Laofa lui déchira alors le mollet d’un coup de griffe. Il se retourna vers elle, surpris. Malgré sa blessure mortelle, elle essayait de se redresser. Qu’est-ce qu’elle croyait ? D’un coup de pied, il la renvoya dans la boue. Mais elle s’accrochait, une détermination terrible sur son masque. Elle lui lança maladroitement une de ses dagues.
Faible de corps, oui, mais son mental était fort. Elle était fascinante à s’accrocher là où la plupart des autres homins auraient renoncé depuis longtemps. Sublime… Le masque de Fakuang se tordit d’une joie démente. Tout n’était pas perdu.
Sauf que Laofa était arrivée au bout de ses forces, terrassée par la perte de sang et de sève. Elle retomba. Il regarda les autres Antekamis rassemblés en cercle autour d’eux, lut dans leur regard la même avidité. Il y avait sur le masque de Pei-Jeng une question muette à laquelle il répondit d’un bref hochement de tête.
Elle lança alors un soin à la Zoraie agonisante. Hoquetant, cette dernière se redressa, un peu éberluée, puis poussa un cri de rage extraordinaire avant de bondir sur Fakuang. Il esquivait ses coups de dague sans difficulté, s’amusant de la voir s’acharner. Pour faire durer le plaisir, il avait abandonné son épée et se contentait de ses poings. C’était largement suffisant pour la coucher.
Elle s’effondra encore, et encore une fois, on la soigna, juste ce qu’il fallait pour qu’elle ne prenne pas comme excuse la mort pour arrêter le combat. Il se défoulait avec plaisir, jouant d’elle et veillant à lui occasionner le maximum de douleur à chaque coup. C’était un jeu des plus amusants. Il devait revoir son jugement : elle était incapable de tenir une arme, mais elle savait encaisser. Elle se battait avec le même sens de l’humour qu’un Antekami : avec une conviction inébranlable, le goût de tuer et le mépris de sa propre souffrance.
Que c’était bon !
Quand il jugea qu’elle avait assez pris de coups pour être ouverte à toute proposition, il s’assit à ses côtés, tandis qu’elle râlait sur le sol en tentant vainement de reprendre son souffle, et lui parla. Ce n’était que le discours habituel de recrutement, les arguments de simple bon sens. Il était certain que chacun de ses mots se graverait dans son esprit, tant elle était en communion avec leur tribu ce soir-là. Et il lui laissa la possibilité de s’arrêter là, de reconnaître sa défaite et d’apprendre avec eux.
Puis il la laissa se relever encore. Qu’allait-elle faire ? S’incliner, accepter son offre ? Renoncer, enfin, tenter de fuir ?
Elle lui fonça dessus, sa haine visiblement décuplée. Il reprit sa danse avec elle, un sourire dément sur le masque. Une fois qu’ils lui auraient appris à se battre, elle serait extraordinaire. Ho, comme il lui tardait qu’elle puisse lui rendre les coups !
Puis elle se mit enfin à parler, à reprendre son habitude de poser des questions. Il savait qu’une fois lancée, elle ne s’arrêterait pas avant d’avoir trouvé toutes les failles de l’argumentaire. Mais pas aujourd’hui. Elle aurait le droit de poser des questions quand elle arriverait à le toucher. Il lui remit le masque dans la boue, pour lui apprendre l’humilité.
Les heures passaient dans ce combat risible, dont le seul intérêt était l’acharnement sans faille de la Zoraïe. Elle aurait pu arrêter à tout moment, rien de l’obligeait à se relever, mais à chaque fois elle se redressait, sachant pourtant qu’elle n’arriverait à rien.
Il devait le reconnaître, il était impressionné. Même parmi les siens, la plupart auraient fini par renoncer, depuis le temps.
Et puis il avait les bras douloureux à force de frapper. Elle n’allait quand même pas gagner ce combat en l’épuisant à la tâche ? L’aube ne devait plus être loin. Les Antekamis autour d’eux n’étaient plus moqueurs et amusés, ils étaient aussi fascinés et stupéfaits que lui. Rien ne l’arrêterait ? Elle n’allait pas renoncer ?
Elle tenta une dernière fois de se redresser, avant de retomber, ses forces l’abandonnant. Ils lui balancèrent alors plus de sorts de soins, Fakuang essaya de la ranimer en lui tapotant le masque : mais elle avait visiblement passé une limite que la magie ne suffisait plus à compenser.
-Elle a du potentiel, déclara Pei-Jeng Pingi dans le silence qui s’était abattu sur la clairière.
Fakuang ne répondit rien, se contentant de serrer la Zoraie inconsciente dans ses bras. Oui, il ne s’était pas trompé. Elle avait le bon potentiel.
Ils la ramenèrent au camp. Fakuang l’emmena à sa tente, défaisant ses habits et soignant toutes les blessures que la magie n’avait pas réussi à guérir grâce à des onguents. Les Antekamis avaient l’habitude des coups et des façons d’aider le corps à s’en remettre. Il espérait que seule la fatigue était responsable de sa syncope et que sa graine de vie n’était pas atteinte. Il s’amusa du pansement qu’elle avait fait autour de la petite tache de goo : enrobé dans la sève, cela faisait presque un plâtre qui lui comprimait le bras. Il passa enfin sur le masque de la jeune homine un onguent cicatrisant, savourant les impacts que le combat avait créés sur la surface. Cela guérirait vite, ce n’était que le raclement de l’écorce et des boucles de son armure. Mais un jour, il caresserait les cicatrices d’un masque mutilé, suivant les sillons et en appréciant le relief… Il frissonna en imaginant ce moment, puis posa son masque sur celui de Laofa, comme un pacte invisible.
Puis il se releva, lui laissa une petite fiole de potion du combattant au chevet, pour quand elle se réveillerait, embarqua ses affaires afin qu’elle ne prenne pas le premier pacte pour se sauver, lui laissant uniquement son armure pour qu’elle puisse reprendre le combat dès qu’elle s’en sentirait la force.
Il sortit admirer l’aube sur le Promontoire des Kipees, pensant à tout ce qu’il allait montrer à sa nouvelle apprentie. Il s’amusa aussi à faire l’inventaire du peu de possessions qu’elle avait dans son petit sac : une peluche yubo fatiguée, un carnet couvert de dessins et de griffonnages, un ensemble de pactes de téléportation kamis et karavan… elle était visiblement toujours neutre, encore une preuve de son intelligence. Rêveusement, il se demandait s’il la prendrait une fois qu’elle serait réveillée ; elle semblait tellement en demande d’attention ! Mais la chose ne l’intéressait pas plus que ça, il voulait surtout la voir évoluer, qu’elle apprenne et devienne son alter ego, qu’elle apprécie avec lui la jouissance enivrante de la souffrance donnée et reçue… L’amour et la haine n’étaient-ils pas le même sentiment ? Elle le haïssait si fort… il entretiendrait cette haine avec passion, qu’elle ne puisse plus se passer de lui.
Il s’endormit sur des rêves de destruction, un sourire épanoui sur le masque, et se réveilla des heures plus tard. Rentrant au camp, il alla voir comment se portait sa protégée.
La tente était vide.
Elle n’avait pas pu aller bien loin, il y avait la patrouille autour du camp, du monde partout, ils ne l’auraient pas laissée partir.
Mais elle n’était nulle part, personne ne l’avait vue.
La sève désertant son masque, il retourna la tente, finissant par trouver les deux moitiés d’un pacte Karavan déchiré. D’où le sortait-elle ? Il avait fait attention !
Le Royaume. Elle était quelque part là-bas, la couleur verte du pacte ne trompait pas. La sale peste, c’était à l’autre bout d’Atys ! Le temps qu’il y aille, elle serait loin.
Il poussa un hurlement de rage. Il allait la ramener ficelée comme un pâté de yubo ! Il allait lui montrer qui était le maître ! Nerveusement, il commença à rassembler ses affaires. Cela faisait des années qu’il n’avait pas quitté la Jungle, il n’avait plus de pacte pour les autres pays et se souvenait vaguement de la route. Ah, elle voulait le faire courir… il ne la décevrait pas, mais après ça il lui ferait payer !
Alertés par ses vociférations, les autres Antekamis avaient vite compris de quoi il s’agissait. Se moquant de la trop grande confiance que Fakuang avait eu dans ses capacités de séduction, et vantant la finesse d’esprit de Laofa, ils achevèrent de mettre le Zorai hors de lui. C’est alors qu’un des lieutenants de la Cheffe s’avança :
-Tu comptes partir combien de temps ?
-Le temps qu’il faudra !
-Tu as une mission à remplir dans quatre jours.
-Vous en trouverez un autre, cette homine est à moi !
Le lieutenant lui mit un coup de la hampe de sa lance sur le masque :
-Ça suffit. Nos relations avec le Cercle Noir ne sont déjà pas excellentes, il n’est pas question de louper une livraison ou de changer le contact au dernier moment. Sois de retour au Bosquet dans quatre jours, ou tu ne profiteras pas de cette fille.