Ça avait été une journée “homine”. L'après-midi à papoter entre filles avec Kaewa sur la plage, ensuite la visite du Musée de la Miniature, enfin les Atysiades, un grand moment de folie !
Elle avait ensuite rejoint Vrana, qui lui avait montré une chouette boutique de décoration, Chez Theya Tout à Vendre. Elle avait enfin fini la soirée à siroter un thé chez l'Éveillée Zoraï qui l'avait régalée d'histoires en tous genres.
Pourtant, Laofa était rentrée chez elle avec un désagréable sentiment de révolution interne.
La faute à la dernière histoire de Vrana1). Une très jolie histoire mais qui, comme beaucoup de contes zoraïs, cachait de quoi alimenter une profonde réflexion. Objectif atteint puisque Laofa cogitait à présent avec angoisse.
Toute la journée, d'une certaine façon, avait été un prélude à cette histoire. Elle arrivait à point nommée pour faire des ravages dans le cœur de la jeune homine.
D'abord, tous ces papotages sur la plage. Assez vite, le sujet principal avait été les relations entre homins et homines. Mettez deux jeunes homines ensemble, inspirez l'air du printemps et laissez faire l'amitié : bien vite, on parle des différents rituels d'approche et des mérites respectifs des divers homins rencontrés. Une conversation a priori innocente. Laofa savait que son amie la taquinerait devant un grand Zoraï plus tard, et elle-même lui rendrait la pareille quand elle se retrouverait avec certains Trykers/Fyros/Matis. Des blagues de filles pour se donner un peu de cœur à l'attaque. Bref !
Ça n'avait pas loupé, puisque Kaewa avait croisé “ses” types d'homins en allant voir le musée et Laofa l'avait poussée du coude avec un petit clin d’œil. Puis elles avaient croisé Cyvos en se rendant aux Atysiades, l'occasion pour Kaewa de lâcher l'air de rien quelques réflexions sur la soudaine maladresse de son amie zoraï. Une journée comme les autres.
Et puis il y avait eu l'histoire de Vrana.
Une zolie histoire, oui. Une histoire triste, aussi. L’Éveillée avait vu que Laofa était touchée, elles avaient alors discuté du sens de cette histoire et de l'amour en général. Laofa était partie tranquille en apparence. Elle croyait avoir compris. Elle ignorait que l'histoire continuait son trajet dans le fond de son cœur.
Le lendemain, elle avait croisé Cyvos au promontoire des Kipees. Elle n'y était pas allée complètement par hasard : elle savait qu'il forait souvent là et qu'à cette heure là, il y serait sans doute seul. Ce n'était pas non plus complètement par hasard qu'elle avait sur son sac un de ces bouquets aux senteurs magiques. Elle croyait qu'elle avait compris l'histoire de la petite grenouille et qu'elle prenait son destin en main. Toute intimidée, son masque prenant un coloris de plus en plus écarlate sous l'afflux de la sève, elle tendit son bouquet au grand Zoraï, qui l'accepta avec un sourire, puis un peu de surprise en découvrant les fleurs qui le composait :
“Il est magnifique…”
Elle ne savait pas trop comment interpréter l'éclat dans ses yeux et elle se sentait prête à exploser. Avant que l'émotion ne la submerge, elle bafouilla :
“Bon, heu, j'ai des graines à chercher… J'y vais, hein ?”
Elle se mit à forer pour calmer son trouble, et Cyvos soigna ses sources. Bien déconcentrée, elle ne fit pas du très bon travail, mais enfin, elle évita quand même de se mettre la pioche sur le pied ou sur la tête de Cyvos, ce qui était déjà un bon point. Comme d'habitude, Laofa était trop intimidée pour trouver quoi que ce soit de sensé à répondre aux blagues de Cyvos, et là, seule avec lui, un certain silence avait fini par s'installer. Pas un silence gêné, non, parce que Cyvos ne semblait jamais rien prendre au tragique et qu'elle-même se satisfaisait de sa simple présence, mais enfin… Ce n'était pas encore aujourd'hui qu'elle saisirait la chance de faire mieux connaissance.
Un appel arriva du bas de la colline. Une Zoraïe que Laofa n'avait jamais vu les hélait. Visiblement, elle et Cyvos se connaissaient bien. Tandis qu'ils discutaient des différentes qualités des matières premières de la région, Laofa ne put s'empêcher de remarquer que cette Zoraïe-là avait tout pour elle : compétente dans des tas de domaines, des tatouages délicats comme des fleurs qui mettaient en valeur sa coiffure sophistiquée et la teinte exotique de ses cheveux, une tenue élégante et des outils de qualité… Avec un petit pincement au cœur, Laofa se rendit compte que c'était ce genre-là d'homine qui convenait à quelqu'un comme son ami. Elle-même, avec ses rêveries et sa gaucherie… Ce ne serait pas un cadeau. Comme d'associer une grenouille et une fleur2). L'histoire de Vrana revenait frapper à la porte de sa conscience alors qu'elle croyait avoir réussi à lui donner un sens.
Chacun avait à faire à des endroits différents et étrangement, Laofa éprouva un certain soulagement à se retrouver seule. Tandis qu'elle rejoignait son campement aux abords de Zora, ses pensées avaient repris leur folle course, réveillant un méchant mal de crâne.
“Je disais que la grenouille était bête, songea-t-elle, mais finalement… je suis un peu comme elle. Je suis amoureuse… oui, il faut bien le dire, je suis amoureuse ! mais de quelque chose qui n'a pas de réalité : et si cela en avait, en serais-je heureuse ? Je suis peut-être en train de me forger un destin aussi tragique que celui de la grenouille. La véritable leçon que je dois tirer de cette histoire, c'est celle-ci : la grenouille ne devrait pas espérer que le rouge devienne charnel. Rester amoureuse d'une couleur dans le ciel, ravie de la voir apparaître, guettant son retour, c'est son plaisir. Mais c'est une grenouille. Si elle a envie de passer à du concret, elle a intérêt à trouver une autre grenouille… Un petit batracien humide. C'est mignon, d'une certaine manière, les grenouilles. C'est pas rouge. Le rouge, c'est un autre monde. Une prochaine vie.”
Une larme coula le long de son masque.
“Je suis bête. Maintenant, tout le monde doit croire que je suis amoureuse de Cyvos, même lui. Bon, et c'est vrai, mais comme la grenouille et le rouge. En fait… Je n'ai pas besoin de plus. Que Cyvos se trouve une homine qui soit aussi… aussi rouge que lui, ça serait mieux. Ou des homines, hein, pour ce que ça change. Il aime tout le monde et tout le monde l'aime, quel intérêt pour lui de donner une place spéciale à la petite Laofa ? Il n'y a pas de raison pour que mes rêves deviennent réalités. C'est pire que ça. Je cours après du rouge, alors que les grenouilles ne peuvent pas attraper les couleurs…”
Pour la première fois de sa vie, la Zoraï se sentait vraiment triste. Elle faisait le bilan et n'appréciait pas les conclusions qu'elle en tirait. Sans bien faire attention, elle se retrouva soudain devant la barman de Zora, Fai-Cu Fung. Bah… Pour une fois.
Quelques verres plus tard, elle décidait que la jungle la déprimait et que Fai-Cu Fung manquait de boissons corsées. Elle déchira un pacte vers Fairhaven. Ba'Naer avait toujours une dette envers elle.. Enfin, disons qu'il n'osait pas la faire payer, mais ça revenait au même. Au moins, son alcool finissait par assommer un bodoc. Laofa noyait doucement toute retenue dans des boissons de plus en plus corsées. Elle avait vaguement l'impression qu'il y avait des gens qui venaient aussi boire un coup, qu'elle connaissait et qu'elle n'aurait peut-être pas du parler autant.