Plus le temps passait, plus Laofa était intéressée par Jaggernot. La frustration de ne pas en savoir plus sur ce Fyros et ses mystères commençait à l’obséder. Pourtant, il y avait eu de quoi faire ces derniers temps. La découverte de certains documents montrant que la lutte contre la goo manquait sérieusement de coordination, la création de l’Académie des Sciences Atysiennes (rebaptisée aussi sec ASA), et tout ce qu’il fallait étudier sur Atys, son petit guide qui n’avançait pas, les chasses, les histoires de Vrana et leur sagesse zoraïe, les archives à compulser dans chaque pays… Tant de choses à faire si passionnantes… Pourquoi donc aller perdre du temps à en savoir plus sur un légionnaire taciturne et mal embouché ?
Seulement, l’attention qu’il lui avait portée l’avait touchée. Et les échanges qu’ils avaient eu avaient redonné à Laofa le goût de vivre. Mieux, cela lui avait permis de prendre conscience de ce qui faisait sa force. Elle ne serait jamais une grande combattante ou une foreuse de talent… Mais sa capacité à s’étonner sur le monde qui l’entourait l’amènerait au bout de monde et l’aiderait à sortir de toutes les épreuves. Être consciente de cette force était un grand atout. Et même si c’était indirect, c’était bien Jaggernot qui lui avait montré ça. Cela aurait déjà suffi à ce qu’elle le mette sur sa liste d’amis, même si la fin de leurs rencontres lui avait laissé un avis mitigé. Ce qui la poussait à revenir, cependant, c’était son air triste et cette certitude que ce n’était pas insurmontable. Elle était certaine qu’il pouvait, lui aussi, trouver ce qui le faisait sourire à la vie. Elle se persuadait qu’elle ne faisait qu’appliquer l’une des valeurs fondamentales de sa guilde : l’entraide. Les soins magiques, c’était une chose, mais il fallait aussi soigner les âmes quand on les sentaient si blessées.
Comme il s’avéra quasiment impossible d’en savoir plus par le biais de ses amis, Laofa finit par s’arranger pour recroiser Jaggernot. Tandis qu’elle bavardait avec lui, elle découvrit avec toujours plus d’intérêt la complexité du personnage. Bien souvent, il justifiait son manque de tact par sa nature combinée de guerrier et de Fyros ; pourtant, cela ne collait pas avec son érudition et une certaine sagesse qui l’habitait. Mais, plus que tout, c’était la souffrance dans son regard qui la touchait. Elle voulait le voir rire ; chaque sourire qu’elle lui arrachait la poussait à en rajouter dans son rôle de candide émerveillée. Elle oubliait comme elle pouvait les propres blessures de son âme dans l’espoir de voir le visage de Jaggernot s’éclairer.
Et pourtant… À chaque fois ou presque qu’ils se voyaient, ils finissaient par se disputer, ou alors simplement par se blesser l’un l’autre dans une suite de malentendus.
Comme cette soirée où elle se retrouva avec lui, Glorf et Kaewa, à profiter des bulles dans les bains et à papoter de tout et de rien. À admirer, aussi, l’adresse avec laquelle Kaewa savait s’expliquer pour rejoindre un de “ses homins”. Que Glorf ne soit pas plus jaloux rendait Jaggernot et Laofa perplexes ; mais enfin, tout le monde savait ce qui se passait et tout le monde avait l’air d’accord. Et comme les Légionnaires en connaissaient un rayon sur les alcools, dont certains assez hallucinogènes, la soirée avait fini par prendre un ton vraiment bizarre. Jusqu’à ce que Jaggernot s’assoie en face de Laofa et pose son front contre son masque. Elle avait mal interprété son geste, avait reculé et lui avait crié qu’il n’avait pas le droit de toucher son masque. Jaggernot s’était enfui aussi sec.
Et le lendemain, une fois les brumes de l’alcool dissipées, chacun avait eu honte de son comportement… Laofa savait bien que le visage n’avait rien d’intime chez les autres homins ; mais chez les Zoraïs, le geste de Jaggernot ressemblait au moaï, le baiser des masques. Laofa se morfondait d’avoir réagi si brutalement, Jaggernot se morfondait d’avoir oublié ce détail, et tout les deux n’osaient plus se regarder en face. Tout ça à cause de quelques verres de trop et de cultures un peu différentes.
A chaque rencontre, c’était la même chose. Un malentendu finissait par arriver, chacun restait dans son coin à déprimer quelques jours, puis l’un d’eux envoyait une lettre à l’autre pour s’excuser, et leur relation bancale reprenait, le temps d’arriver à un nouveau malentendu.
Laofa ne savait pas du tout où elle en était de ses sentiments. Un jour, elle se demandait si tout ça n’était pas une forme d’amour, et se morfondait car elle ne pouvait pas accepter l’amour d’un homin. Trop de risques, avec ce qu’il y avait sur son bras. Le lendemain, elle était certaine que l’intérêt était purement hoministe, sans rien derrière. Du côté du légionnaire, rien de plus clair. Un jour à se montrer charmeur, le lendemain accusant la Zoraïe de lui prêter de mauvaises intentions. À sa manière, tout aussi terrifié qu’elle à l’idée de se laisser aller à ses sentiments.
Une relation qui n’avait rien de simple, mais une force qui dépassait les deux homins les amenaient à continuer malgré tout.