Lorsque Vrana avait exposé l’idée d’attaquer la kitinière de Desertsotck afin de se débarrasser des kitins qui étaient passés à la dernière invasion, Laofa avait repensé au parfum de Nung Horongi, soit-disant extrait des glandes de l’abdomen de Reines kitins. Avoir cette substance pouvait s’avérer pratique. Et puis, en laissant le raisonnement suivre son chemin, elle s’était dit qu’il y avait peut-être là la clé des travaux de Hann sur le marquage du territoire par les kitins.
L’attaque de la kitinière était une occasion unique d’étudier une Reine, et de faire avancer les recherches sur l’anatomie et l’éthologie kitin. La plupart des scientifiques étaient des guerriers et mages médiocres et il était peu probable qu’ils puissent mener une expédition pareille par eux-mêmes. Engager des mercenaires était coûteux, et la recherche était perpétuellement en manque de moyens. Profiter de l’attaque des Zoraïs était donc une aubaine à ne pas manquer.
L’organisation commença à se mettre en place, avec douleur et acharnement. Lier une attaque militaire de cette ampleur à un objectif scientifique était nouveau pour les homins présents et tout était à apprendre.
D’autant que parmi les scientifiques, on avançait un peu à l’aveuglette. La théorie, c’est bien, mais personne ne pensait passer à la pratique si vite.
Fey-lin eut alors l’idée ingénieuse d’utiliser la stance de Daïsha pour conserver le corps de la Reine. Après renseignements pris auprès des sages de la Théocratie, le fonctionnement de la stance se révéla technique à mettre en œuvre. Il fallait beaucoup de sève pour obtenir un cube d’une taille ridicule ; sans compter qu’il fallait aussi transporter les coffrets pour accueillir les stances, le bois pour faire des feux afin de faire bouillir la sève, et autres considérations techniques qui faisaient du prélèvement une coûteuse entreprise.
Laofa avait encore en poche quelques dappers qui lui posaient des problèmes d’éthique. Utiliser l’argent mal acquis pour aider l’hominité lui semblait une manière intéressante de rétablir l’équilibre. Elle acheta un entrepôt qu’elle dédia à la cause Tenante et réserva une partie pour l’achat des mektoubs qui serviraient au transport de la sève. Elle se retrouvait aussi pauvre qu’avant, mais avec la conscience tranquille. Il fallait à présent remplir l’entrepôt de sève, prévoir de quoi allumer les feux, demander à des artisans de créer des boîtes d’ambres…
Elle demanda de l’aide à tous les foreurs qu’elle croisait. La date de l’invasion approchait à grand pas et l’entrepôt était toujours aussi vide. Elle avait bien tenté de prendre sa pioche mais son expertise en forage était des plus médiocre et ce qu’elle sortait était de mauvaise qualité. De toute façon, à la vitesse où elle allait, il lui aurait fallu cinq cycles de travail acharné pour réunir de quoi faire une stance…
C’était le moment de mettre en œuvre d’autres compétences. Elle rigola un après-midi avec Zorroargh à prendre des lucios puis à faire une affiche qui utilisait l’application des recherches de la Branche de l’ASA «Comportement et fonctionnement des homins». C’était le moment d’appliquer les théories et de vérifier leur fondement. Elle posa le tout aux Presses Obliques et plus tard dans la journée, toute l’Écorce se retrouva couverte de l’appel de l’ASA.
Les foreurs se mirent au travail aussi sec. Laofa tenait les comptes et voyait avec étonnement l’entrepôt se remplir à toute allure. A lui seul, Kaikyo ramena plus d’un tiers de la sève totale ; il se chargea ensuite avec Fey-lin de rassembler ce qu’il fallait pour les feux.
La Garde des Dragons Noirs participa aussi avec enthousiasme ; chaque jour un des dragons venait déposer à l’entrepôt ce que les membres de sa guilde avaient sorti d’Écorce dans la journée. Les tenants et les disciples des Rangers ne furent pas en reste. Laofa allait régulièrement jusqu’au Vide, mendier quelques sacs auprès des foreurs qui étaient là, proposant de soigner les sources quand elle ne courait pas pour l’organisation de l’expédition. Certains foreurs étaient bourrus et grognons mais finissaient par céder (sans doute pour se débarrasser d’elle, mais sur le moment elle n’envisagea pas trop la solution). La plupart lui répondaient avec le sourire et l’aidait même à trimballer les lourds sacs jusqu’à l’entrepôt.
Anoreno, Bardor, Cheetah, Iluminight, Jazzy, Kaikyo, Kiwalie, Krill, Merinda, Rikota, Vannox, Vinkia, Vulcayn…
Ces noms-là méritaient une place d’honneur sur le tableau des bienfaiteurs de l’ASA car leur aide avait permis de rapporter de quoi mettre en stance une Reine ou deux.
Entre-temps, Wilk Potskin avait réussi à avoir plus d’infos sur les forces présentes dans la kitinière. Pas de reine, mais un kizarak et un kipekoo.
-Les kizaraks ne sont pas des Reines ? demanda quelqu’un à cette annonce.
Non, mais Laofa se demanda si Nung et les fournisseurs de son parfum magique le savaient. Les kizaraks étaient durs à tuer et assez rares, mais moins rares et moins solides que les Reines. Il y avait peut-être eu confusion et peut-être que les glandes du Kizarak correspondraient à ce que l’ASA cherchait.
De toute façon, étudier ces deux kitins peu communs serait utile.
Parallèlement à l’organisation de la partie scientifique, les généraux organisaient l’armée. Laofa commença par suivre de loin, faisant confiance sans se poser de question aux guerriers bien plus expérimentés qu’elle.
Puis quelques événements lui firent changer d’avis.
En premier, elle tomba sur les archives d’une précédente attaque de masse de Desertstock. À l’époque, les homins n’avaient pour but que d’exterminer un maximum de kitins, il n’y avait pas les mektoubs et les stances à compter. Et l’attaque avait très vite mal tourné, malgré le nombre. Les kitins étaient des créatures rusées et capables d’élaborer quelques tactiques simples. Ils avaient pris l’armée à revers et l’avait écrasée. Les homins avaient réussi ensuite la contre-attaque, mais ici, on ne pouvait pas se permettre de prendre autant de risques.
Ensuite, elle croisa la fille d’un ancien maître d’arme dont elle avait admiré la technique quelques cycles auparavant. En discutant tactique et stratégie, elle se rendit compte que la force brute de suffirait pas. Il fallait aussi une expertise au combat que bien peu d’homins possédaient.
Extrait Tylidolh de la conversation avec une homine non identifiée
Être du 25e cercle ne suffit pas. Il faut savoir quelle est la meilleure manière de porter un coup, être capable de s’adapter rapidement. De plus, dans la kitinière, le combat est différent d’une bataille d’avant-poste ou d’une chasse au roi. Mon père et ses compagnons, même au meilleur de leur forme, continuaient de trouver ce genre d’expédition délicate.
Puis une jeune Matisse lui envoya un izam pour lui demander de l’aider à retrouver dans les archives certains écrits du célèbre stratège zoraï Sun Tsu. La jeune homine était visiblement passionnée de stratégie et au fil de leur échange elles se mirent à parler des diverses manières de procéder.
Extrait de la lettre d'A…
Sans une armée bien formée, il paraît peu probable que l’expédition réussisse. La stratégie que tu m’exposes actuellement, à savoir foncer et espérer que les mektoubs survivent, est bien digne de l’esprit obtus des Fyros. Que vous périssiez tous là-bas m’indiffère complètement mais il semblerait que certains Matis aient choisis de vous accompagner. Je ne peux laisser des frères mourir par la faute de la folie kamiste. Il est de mon devoir de te proposer quelques solutions alternatives.[…]
Je te saurais gré de ne pas révéler qui je suis ; je suis loin d’avoir fini mes classes et mon temps sur l’Écorce n’est pas encore venu. Ce ne sont que des suggestions que je te propose ; je refuse que mon nom soit entaché par votre incapacité à les mettre en application.
Le ton pédant de la Matisse faisait sourire Laofa mais son analyse guerrière paraissait pertinente. Elle se sentait un peu honteuse d’aller exposer les idées des autres comme si c’était les siennes, d’autant plus qu’elle même n’avait rien d’une guerrière, mais ce qu’elle entendait de la stratégie lui faisait craindre les ennuis pour la réussite de l’expédition scientifique.
C’est donc pleine d’appréhension qu’elle exposa les théories lors de la commission tenante suivante. Les phrases pleines de morve de la jeune Matisse résonnaient encore à ses oreilles et repassaient dans son discours, mais l’ensemble fut plutôt bien accueilli, bientôt complété par les idées des autres homins présents qui visiblement n’attendaient que l’occasion de parler stratégie et tactique. L’organisation prenait forme et la Zoraïe partie plus rassurée sur ses chances de survie.
Le jour J arriva. Il fallait à présent vider l’entrepôt sur les mektoubs et rejoindre l’armée devant la kitinière.
A grand peine, on avait réussi à trouver quelques homins courageux pour mener les mektoubs. Ce n’était pas très glorieux, d’être mektoubier, et frustrant parce qu’il fallait éviter le combat autant que possible… et pourtant on risquait les coups de griffe des kitins comme les autres. Le déchargement de l’entrepôt ne fut pas une mince affaire. Dalio, Kiwalie et une cousine de Ki’atal vinrent aider, tandis que les mektoubiers tentaient de calmer leurs bêtes énervées par l’agitation. Laofa était complètement stressée et donc complètement inefficace. Elle voyait l’heure tourner sans savoir comment aider à aller plus vite. Et si l’armée partait sans eux ? Et où était passé Zorroargh ? Et si ses amplis lâchaient au milieu de l’attaque ? Et si tous les mektoubs mourraient avant d’arriver à la kitinière ? Et si …
En plein stress et le temps qui passait n’arrangeait rien. Valandrine envoya deux fois un messager prendre des nouvelles du convoi ; le chargement continuait, aussi vite que possible, mais 15 000 unités de sève à charger, ce n’était pas rien et ils s’y étaient pris trop tard…
Puis finalement ils furent prêts. Laofa tremblait comme une feuille, persuadée que tout allait mal se finir, au bord de la syncope. Likio la rattrapa de justesse. Kaikyo pris la tête des mektoubiers avec Kiwalie, et en avant !
Près du téléporteur kami du Noeud de la Démence, tout le monde était prêt à partir. Les Tribus avaient répondus à l’appel et étaient là : c’était incroyable de voir des Cuzans, des Kitiniers, des Amazones Matis, des Frères des Plantes, des Corsaires, des Contrebandiers, tous réunis pour lutter contre les kitins. Ce spectacle réchauffa le cœur de Laofa.
L’armée progressa d’abord sans mal, les guerriers taillant en pièce les kitins qui se trouvait sur le chemin, les mektoubiers arrivant à rester groupés. Puis le combat commença à se faire plus âpre. Les gardiens firent progresser les mektoubs dans une sorte de petit tunnel ; on était à l’étroit et les toubs sentaient fort, mais protégés à l’avant et à l’arrière, qu’est-ce qui aurait pu arriver ?
Les Kinreys tombèrent de fissures au dessus d’eux en plein dans le troupeau de mektoubs, qui commencèrent à s’égailler dans la plus grande panique. Heureusement ces kitins-là s’intéressaient plus aux homins qu’aux animaux. C’était un bazar incommensurable. Les sorts fusaient de partout, certains avaient tenté de sortir leurs armes dans l’espace étroit et tentait de repousser l’assaut comme ils pouvaient. Les guerriers de l’arrière et l’avant-garde tentaient de les rejoindre, gênés par les mektoubs qui barrissaient de terreur dans le tunnel, tout en faisant face, de leur propre côté, à une contre-attaque déterminée des kitins.
Laofa ne compta pas le nombre de fois où elle se retrouva à terre, persuadée que sa dernière heure arrivait, puis relevée au dernier moment par une main secourable. Alors il fallait oublier la douleur, retrouver rapidement le mektoub dont elle avait la charge, le calmer, tenter de le faire avancer, relever au passage les homins qu’elle voyait à terre, se faire de nouveau attraper par un kinrey… Un cauchemar. Enfin ils arrivèrent à sortir du piège.
Il y avait bien longtemps à ce moment qu’elle avait arrêté d’essayer de comprendre ce qui se passait sur le champ de bataille. Elle suivait les ordres, embêtant parfois Kaikyo qui conduisait leur groupe, toute paniquée :
-On avance ? On reste pas là, hein ?
Le Zoraï restait calme et stoïque, avançait lorsque le chemin était suffisamment dégagé, suivant les ordres des généraux.
Le Kipekoo tomba. Fey-lin et Kaikyo allumèrent les feux à toute allure, tandis que les mektoubiers leur passaient de la sève à chauffer et qu’un boucher prélevait les morceaux intéressants sur la dépouille du monstre. La sève semblait mettre un temps infini à bouillir et pendant ce temps, les kitins se regroupaient, tenus à distance par l’armée. Les stances furent enfin lancées, les morceaux de kitins figés hors du temps. Une bonne chose de faite. La progression reprit, mais à présent les kitins étaient bien plus forts. Laofa entrevit le Kizarak, énorme et terrifiant, sa tête de fleur se tournant vers l’armée qui venait vers lui. Les kidinaks qui l’entouraient se précipitèrent sur les homins.
Il n’était pas question de s’attarder. Tandis que l’armée faisait un sort à ces derniers kitins, les mektoubiers relancèrent des feux, mettant déjà la sève en chauffe. Il faudrait se dépêcher de prélever des morceaux du kizarak, la kitinière était en ébullition et il y avait encore beaucoup d’insectoïdes qui les attendaient. Plusieurs fois, les kidinaks débordèrent les lignes, tuant les mektoubs et les homins, renversant les feux. On récupéra la sève sur les mektoubs morts une fois relevés ; il en restait assez pour recommencer, assez de mektoubs aussi pour ramener les stances.
Le kizarak tomba, terrassé par les vagues de froid que les mages lui avait lancées. Les stances furent lancées, les unes après les autres… La victoire était à portée de main.
-Préparez-vous pour le retour !
-Les kidinaks contre-attaquent !
Ce fut l’hécatombe. Les vagues de kitins déferlaient les unes après les autres, sans laisser de répit aux homins qui n’arrivaient plus à tenir les lignes. Laofa vit les généraux tomber. Son mektoub était mort lors d’une attaque, elle se rapprocha du commandement et commença à les bombarder de sorts de soins, consciente que sans chef, sortir de cet enfer était une gageure. Un Kinrey avisa d’où venait les sorts et la fit taire d’un coup de patte.
Elle se réveilla avec un sacré mal de crâne à côté du petit kami noir de Zora.
-Woha… Hu hu, encore gagné, encore en vie…
Le kami fit un petit bruit de trompette désapprobateur mais ne jugea pas nécessaire de commenter plus. Du reste il y avait du monde qui passait, ce soir…
Clopin-clopant, elle repartit en direction du Noeud de la Démence. Il y avait peut-être quelque chose à sauver. Elle retrouva là-bas les restes de l’armée.
-On a échoué, si prêt du but… grommela une homine.
-On a tué le Kizarak et le Kipekoo, miko, répliqua Valandrine.
-Mais les stances sont là-bas… C’est du suicide d’aller les chercher.
-J’en ai ramené un peu, répondit Fey-lin.»
Laofa apprit plus tard les grandes lignes de son acte héroïque. Voyant que tous les guerriers étaient tombés et que ses chances de s'en sortir s'amenuisaient, elle avait attrapé une stance, courant aussi vite que possible. Elle distança kitins et autres prédateurs et parvint à rejoindre les survivants avec une stance.
Laofa trouvait pourtant que c’était vraiment héroïque d’avoir pensé à prendre une stance, tout en comprenant que relever ses compagnons ne servirait à rien…
Mais un autre héros revint alors : Wilk Potskin, accompagné de trois mektoubs.
Il avait l’air épuisé et avait du utiliser tout le savoir-faire des Rangers pour arriver à sortir ces trois-là. Un vivat l’accueillit. L’expédition était finalement une réussite, même si nombre d’homins avaient du payer leur écot aux Puissances.
Et tandis que chacun se laissait aller de soulagement en voyant que la victoire était là, un cri naquit dans les rangs, bientôt reprit en cœur par tous, faisant vibrer la nuit de la ferveur qui les animaient : “Pour l’hominité !”