Un sentiment d’urgence envahissait Laofa. Combien de temps lui restait-il ? Elle sentait le contrôle lui échapper chaque jour un peu plus. Elle avait failli tuer Vrana ! Vrana, l’Éveillée qui avait été son professeur, qui lui avait fait découvrir la culture de son peuple d’origine, qui avait fini, avec le temps, par être une amie, une sœur… Et elle avait sorti son épée contre elle, avait failli faire couler son sang sur l’Écorce, pour de simples mots. Elle frissonna en repensant à ce moment. Une limite de plus avait été franchie. Elle avait passé assez de temps à étudier le sujet pour savoir qu’un retour en arrière était de plus en plus improbable. Un miracle pouvait toujours arriver, yui, mais il ne fallait pas compter là-dessus.
Elle était heureuse d’avoir mis Jaggernot à l’abri à temps. L’Autre se faisait entendre toujours au pire moment et lutter contre devenait de plus en plus laborieux. Combien de temps encore avant qu’elle ne cède et s’en prenne à l’homin qu’elle aimait ?
Tout ce qu’elle avait trouvé comme solution devenait de moins en moins efficace. Peut-être était-ce à cause de l’accoutumance. Il fallait qu’elle tente de concentrer plus son An Li’uhm, elle ne pouvait pas porter cinq bouteilles sur elle. Il y avait pourtant déjà de quoi assommer un troupeau de Bodocs ; certains des ingrédients de la potion avaient en plus une certaine toxicité. Mais entre deux poisons, il fallait choisir le moindre. Quant à la douleur… Elle avait refusé pendant longtemps d’utiliser cette manière de combattre l’Autre, sachant pertinemment que ce n’était qu’une manipulation de sa part. Pourtant, la mutilation avait marché, dans un premier temps. Mais depuis, la douleur était devenue une compagne si familière qu’il en fallait bien plus pour obtenir un effet sur les voix. Cacher les blessures sur son bras, c’était faisable, mais si cela continuait, c’est son masque qui allait prendre, et ça… Elle repensa à l’Antekami et à son masque torturé, sentant une bouffée de rage la prendre. Jamais elle ne ressemblerait à cette face de torbak. Il fallait tenir, ne pas céder à la facilité, pour ne pas lui accorder une victoire de plus.
Quitter Zora avait été un déchirement. Pendant longtemps, elle avait protégé son secret, craignant que si on la découvre, les Zoraïs la bannissent hors des villes et qu’elle se retrouve à errer sans but comme Lenja, attendant avec douleur qu’on se rappelle de temps en temps son existence en lui donnant un bol de sève purifiée. C’était finalement elle-même qui avait du s’appliquer le châtiment du bannissement. Il était temps de fuir ; l’atmosphère de la jungle devenait vraiment malsaine. Rien de nouveau, en fait, elle devait le reconnaître ; à côté de la voix de quelques éclairés, la grande majorité des Zoraïs étaient chauvins, xénophobes, intolérants et imbus de la croyance en leur supériorité. Mais l’épisode de l’Émissaire lui avait fait comprendre que le pardon ne tenait que si on était «du bon côté» et qu’être du bon côté, cela pouvait basculer en un instant.
Elle avait hésité puis fini par atterrir à Yrkanis. Côté chauvinisme et xénophobie, les matis n’avaient rien à apprendre des Zoraïs, mais elle n’était pas matis de sève. Donc aucune chance qu’on l’accueille à bras ouverts. Et dans un sens, cela la rassurait. Le barman la faisait payer deux fois plus cher, alors qu’elle avait multiplié son chiffre d’affaire par dix depuis son arrivée ; il continuait de la voir comme une créature bizarre à peine homine. Les Matis qu’elle croisait prenaient soin de l’ignorer, froidement et poliment. Cela lui allait bien. Elle ne voulait pas d’ami qu’elle risque de blesser. Elle ne voulait pas être triste le jour où on la mettrait dehors. Elle aimait la beauté altière de la région et s’amusait de la politesse excessive des Matis, de leur gestes un peu maniérés, de leur culture grandiloquente, mais c’était un amour d’esthète, détaché et sans implication. Du reste, elle ne venait en ville que pour les marchands et l’alcool. Elle avait repris sa vie d’errance, sans se fixer. Elle ne dormait plus n’importe où à la belle étoile, cependant. Sa dernière rencontre avec les Maraudeurs lui avait fait prendre conscience qu’il y avait plus dangereux que les torbaks à rôder dans la nuit. Elle n’avais pas l’intention de reprendre de leur petite drogue dérangeante. Elle allait donc d’un temple à l’autre, bénéficiant de la présence attentive et lourdement armée de chaque culte. Dormir à côté des machines vrombissantes de la Karavan ou près du babillage étrange des kamis avait été un peu bizarre, au début, mais elle avait fini par associer ces sons à une relative sécurité. Les kamis savaient très bien le fardeau qu’elle portait et elle avait craint qu’ils ne la repoussent, mais les risques de contamination devaient être minimes. Parfois, elle allait voir le kami du Bosquet de l’Ombre. C’était le seul qui lui causait ; quand l’envie lui prenait, car ça restait un kami. Pourtant, ils étaient censés être tous liés dans un même esprit… Mais c’était le seul qui lui avait régulièrement adressé la parole. Alors elle se posait à côté de lui, regardant les kipestas dériver dans le vent, gardant le silence à ses côtés, lui parlant parfois de la peur qu’elle avait de blesser ses amis et de ne pas arriver à mettre fin à sa déchéance avant qu’il ne soit trop tard.
“On raconte que les kamis peuvent tuer les homins. J’ai assisté à un kamiblast, un jour, mais ce n’était pas une mort définitive. J’espère que le jour où l’Autre gagnera, vous m’accorderez une vraie mort. J’espère que vous m’aiderez à détruire ma graine de vie, définitivement, afin qu’aucune marionnette portant mon masque ne sème la mort et la destruction en utilisant mon nom…”
Laofa soupira :
“Mais j’ai comme l’intuition que ce jour là, il sera trop tard. Mon âme appartiendra alors à la Troisième Puissance, et elle ne lâchera pas ma Graine de vie, né ?”
Le kami ne répondit pas, se contentant de faire un petit bruit de trompette, puis de rester immobile. Laofa acquiesça et reprit sa contemplation de la migration des Najabs.