Le livre de la goo

— Vous avez lu le « Livre de la Goo » que les zoraïs ont écrits ?
— Les zoraïs ne connaissent rien à la goo.

Le tryker haussa les épaules :
— Peut-être, mais l’une de leurs autrices a écrit quelque chose.
— Tu l’as, ce livre ?
— Ben…
— Ukio. Quel est ton prix ?
— C’est pas une histoire de prix. Je devais livrer le livre, je l’ai fait. Ça serait bizarre que j’y retourne. Mais je peux vous dire qui est celle qui l’a écrit et où la trouver.
— Où ?
— Min Cho.
— Tu penses que les gardes vont me laisser entrer ?
— Vous êtes pas si célèbre ?
— … non, peut-être pas. Pas si je garde mon casque. Donne-moi les détails.
— An, pour ça, il y a un prix.

☙꘏❧

Entrer dans Min Cho s’était effectivement bien passé. En cette période de fête, de nombreux homins allaient et venaient. Muni des informations du contrebandier, Mazé'yum n’avait pas eu trop de difficulté à trouver Fai Quan-Lung, qui semblait faire une grande promotion de son livre.

Il ne se faisait pas trop d’illusion sur l’intérêt de ce qu’il pourrait trouver dans ce genre d’ouvrage, mais enfin, il n’était pas homin à laisser passer une occasion.

— C’est une synthèse de tout ce que nous savons sur la goo, pérorait la zoraïe.
— Vraiment ? Pourrais-je l’avoir, je vous prie ?
— Et bien, je…

Et la zoraïe se mit à partir dans un long discours alambiqué, pour dire qu’elle avait tout lu, tout compulsé, tout noté, pour finir par avouer qu’elle avait perdu son stock de livres.

Quelques années auparavant, Mazé'yum aurait probablement perdu patience et entraîné l’homine dans un coin sombre pour lui donner des raisons de délirer. Mais il avait appris la patience à force de fréquenter des fous et des drogués. Écoutant d’une oreille distraite sa logorrhée, le chercheur enregistrait les innombrables petits signes : tapotement du pied, les mains qui s’agitaient sans cesse, le flux de parole trop rapide, les petits mouvements de tête, et oui, ce très léger parfum… Voilà quelqu’un qui avait goûté à certains produits et qui ne pouvait plus s’en passer, et cela avait quelques impacts sur sa santé mentale. Non, cela ne valait pas le coup de s’énerver. Par contre, cela valait la peine de noter son nom dans la liste des « clients » potentiels.

Il finit par avoir assez d’informations pour se mettre en quête de la caisse où devait se cacher le bouquin. Après avoir fouillé Min Cho une bonne part de la matinée, il finit par trouver l’objet de sa quête. Il prit un des livres, commençant à le feuilleter, puis examinant chaque page avec attention. Il prit un second livre, lui appliqua le même traitement, puis répéta la chose sur tous les exemplaires restants. Enfin, perplexe, il remit le stock dans la caisse, gardant deux exemplaires pour lui.

De retour à son laboratoire, il appliqua toutes les recettes qu’il connaissait sur les pages du premier exemplaire. Chaleur d’une flamme, sort de froid, sève de Dante, et quelques options un peu plus complexes. Rien à faire : le livre refusait de lui livrer son secret. Enfin il soupira, ressortit à la lumière du soleil, feuilletant ce « livre » qui ne lui apprenait rien.

Toutes les pages étaient vierges.

Soudain la plaisanterie lui apparut, et il éclata de rire ; rire virant à l’hystérie jusqu’à ce qu’il hurle :
— Bakwaï de zoraïs ! Toub de toub !

Les zoraïs ne savaient rien. Néfuu, Kyo. Quoi de mieux pour représenter ce savoir qu’un livre vide ? C’était un de ces jeux de l’esprit dont ils étaient coutumiers. Ou un effet de la folie de la zoraïe. Elle avait dû oublier d’écrire son livre, comme elle avait ensuite oublié où était la caisse.

Un instant, il caressa l’idée d’enlever cette homine et de la faire parler. Ce serait facile. Mais… non. Il savait déjà tout ce qu’il y avait à savoir et il avait perdu assez de temps comme ça. À quoi bon en attendre plus de la part des zoraïs ? Un enlèvement allait encore les faire s’agiter comme des kipestas sur une kitinière, tout ça sans grande utilité. Il irait peut-être mettre un bon coup de pied au derrière de son informateur, par contre. La prochaine fois, ce petit fouineur vérifierait mieux ses informations.

Il retourna à sa tente, fouillant dans son coffre pour sortir quelques antiquités. De vieux carnets, datant d’avant le second essaim, qu’il manipula avec dévotion. Certains étaient couverts de signes étranges, sans rapport avec les divers symboles utilisés habituellement par les homins. Des chercheurs qui étaient venus jusqu’à eux, qui avaient échangé des informations, puis qui étaient repartis, pour certains… D’autres étaient restés, bien sûr.

— Peut-être est-il temps de partager le véritable savoir sur la goo…

Ces pages, la Théocratie aurait payé très cher pour pouvoir les brûler, ou s’assurer que le savoir qu’elles contenaient resterait à jamais loin des homins. Les Kamis détruiraient des graines de vies s’ils apprenaient tout ce que les chercheurs avaient trouvé. Même la Karavan, pourtant alliée avec eux sur de nombreux points, pourrait mal prendre que ce savoir soit dispersé à tout vent. Les Maraudeurs ? Ils avaient montré à plus d’une reprise qu’ils préféraient garder le savoir pour eux plutôt que de le partager.

Mazé'yum soupira. Non, jamais son chef ne permettrait que la tribu soit mise en danger en révélant ce savoir. Tout le monde gardait ses secrets, et la recherche stagnait. Finalement les zoraïs et leur livre vide n’étaient pas beaucoup moins avancés.

Mais cela frustrait son goût de la connaissance.

Puis une ébauche de plan se mit à germer.

Après tout, cette zoraïe stupide avait eu l’autorisation de publier un livre intitulé « Livre de la Goo ». Très probablement, personne ne l’avait lu, ou bien avait rit de la blague. Il y avait une caisse pleine de livres vides, là-bas à Zora.

Que se passerait-il si ces livres devenaient moins vides ? Si une simple application de sève de Dante sur les pages permettait de révéler le texte ? Et qui d’autre que Fai Quan-Lung pourrait en être accusée ? Personne ne saurait d’où viendraient les nouvelles copies… tant qu’elles se diffusaient, encore et encore.

Mazé'yum sourit largement. C’était un sourire froid, légèrement dément, rappelant celui d’un torbak sur la piste d’une proie. Quel beau défi… écrire « le livre de la Goo », d’une façon qui lui permettrait de passer sous le radar des Puissances et des Nations, le temps de s’inviter partout sur l’écorce… Fédérer les tribus à Goo dans ce merveilleux travail…

Un seul tome n’y suffirait pas, mais c’était un bon début. Et le procédé pourrait être appliqué à d’autres livres. Pourquoi pas une version commentée du « Livre des Révélations » ?

Mazé'yum se remit à rire, empli d’une joie féroce.

 Ce texte utilise le fair-use, soumis à la tolérance des ayants-droits