Mayu'mi1),
Comme je te l’avais dit dans ma dernière lettre, je me suis enfin décidé à quitter Silan. Ces quelques années passées à aider les Rangers étaient géniales, mais cela ne fait pas avancer les choses, n’est-ce pas ?
Rentrer à la maison directement n’était pas possible. Je ne savais pas vraiment où aller, donc j’ai atterri à Zora. Cela m’a fait un drôle d’effet, je n’imaginais vraiment pas ça comme ça. Je crains de rester un zoraï sauvage, plus à l’aise en pleine nature, dans les campements des tribus, que surplombé par ces immenses bâtiments !
J’ai erré quelque temps ici et là, cherchant comment me rendre utile. J’ai trouvé des kamis un peu partout. Je les ai honorés, comme tu me l’as appris. Je me sens perdu au milieu de tout ce monde.
J’ai croisé en ville un fyros appelé Nizyros, qui m’a proposé de découvrir les quatre pays. Nous avons parcouru Atys avec des membres de sa guilde durant quelques jours, et je peux à présent me rendre dans chaque capitale grâce aux téléporteurs. Es-tu déjà allé à Fairhaven ? La ville m’a fait forte impression, même si nous n’y sommes passés qu’en coup de vent. La Karavan a là-bas d’immenses machines, comme je n’en avais jamais vu. Je sais que tu n’aimes pas ça, mais elles sont réellement impressionnantes, de même que celles des avant-postes en pays Matis.
Ne t’inquiète pas, Mi. Je regarde, je ne touche pas. J’ai bien retenu la leçon.
Tu seras heureuse d’apprendre que la guilde de Nizyros, appelée la Lune Éternelle, est une guilde kamiste. Ils m’ont proposé de les rejoindre et j’ai accepté. Je n’ai pas encore passé le rite, mais j’ai plus de chance de le faire en étant entouré de vrais croyants, n’est-ce pas ? Et vu leurs règles, je te confirme que ce sont de bons kamistes, comme dans la tribu. Ils interdisent tout échange avec les Karavaniers et Maraudeurs, et tolèrent à peine les Neutres. Je serais bien triste de ne plus pouvoir voir mes amis Rangers… mais ça doit passer dans leurs tolérances. Cela me semble quand même beaucoup de sacrifice au nom de Ma-Duk : rejeter tant d’homins !
Mais je me plie aux règles. Je veux que tu sois fière de moi et que Do-vi arrête de m'en vouloir. Crois-tu qu’il me pardonnera un jour mon erreur de poko2) ?
Je ne sais toujours pas comment me rendre utile sur l’écorce. Dans le doute, j’apprends tout ce que je peux : combat, forage, soin…
Et oui, Mi, à partir de maintenant, devenir un kamiste respectable sera ma priorité. Pas uniquement pour la promesse que nous avons échangé, même si je t’avoue que c’est une de mes motivations principales. Mais plus le temps passe, et plus tout me semble vain ; peut-être que si j’arrive à me confier aux Kamis comme tu le fais, j’aurais un peu plus de sens à arpenter l’Écorce.
Je t’embrasse. Prends soin de toi.
Ton fils aimant, Haokan.
Haokan cachète sa lettre et la confie à son izam, puis le regarde s’envoler, l’air pensif. Il tourne un moment en rond dans son petit campement, puis finit par ressortir son papier à lettre, et rédige une autre missive, hésitant beaucoup et l’air tourmenté.
Woha Nung Dao,
J’espère que cette lettre te trouvera bien portant. J’aurais dû t’écrire bien plus tôt, mais je n’ai pas osé. Après notre dernière rencontre, ma tribu et ma mi ont tout découvert, et j’ai été sévèrement puni. J’ai même cru qu’ils allaient nous bannir, mais ils ont eu pitié de ma mère (plus que de moi). J’ai été très surveillé jusqu’à ma cérémonie du masque, et j’ai passé mon temps aux corvées les plus absurdes. Ensuite, une fois que j’ai pu me sauver, j’ai préféré tout oublier à Silan.
Plus le temps passait, et plus j’avais honte de te recontacter. Tu m’as appris à être un guerrier courageux et à affronter mes peurs, et je ne t’ai pas fait honneur sur ce coup-là. Si je le fais ce soir, c’est que je n’en peux plus de vivre avec cette culpabilité. Ma vie va changer, et je suis plein de doutes. J’aimerais tellement trouver quelqu’un avec qui parler de ces choix, quelqu’un qui ne cherche pas à me faire prier Ma-Duk à tout prix…
Tu as été pour moi le père que je n’ai pas eu, que j’aurais aimé avoir. Je n’attends pas que tu reprennes ce rôle et je comprendrais que tu ne souhaites même pas me répondre ; je ne suis plus le petit Nati qui pouvait vous attendrir avec ses bêtises. Je me souviens des histoires que tu me racontais, de ces moments que nous avons passé ensemble. C’était probablement le meilleur passage de mon enfance. Peut-être à cause du goût de l’interdit ! Mais pas seulement. J’ai grandement besoin de tes conseils avisés. Je n’ai pourtant pas de doute que tu te fâcheras si tu apprends tout…
J’ai aussi besoin de savoir comment tu vas, et si tu m’en veux pour ce jour-là. Si tu te déclares mon ennemi, je le comprendrais, même si j’espère vraiment que nous pourrons échanger à nouveau.
Natikwaï Haokan Wa'laï Sen-Siang
Woha Nung Dao,
Je te remercie de ta réponse. Tu me demandais comment l’aventure s’était terminée ce jour-là. Et bien, voilà en gros l’affaire…
Tandis qu’il écrit, les souvenirs remontent à la surface. Sa fuite éperdue dans ce jardin mortel, et comment sa mère l’avait retrouvé et bercé, beaucoup plus tard. Un kami avait dû veiller sur lui pour qu’il échappe ainsi aux nombreux prédateurs de la zone…
Puis ils étaient rentrés au camp. Tout le monde les attendait : les visages étaient sévères, fermés, voire hostiles. Nati s’était mis à avoir peur. Il repensait au combat de l’après-midi, à la sève qui maculait l’herbe, et soudain il se mit à craindre qu’on le tue, lui, pour ce qu’il avait fait. Il se remit à sangloter, s’accrochant aux jupes de sa mère. Il était un peu grand pour ça, mais ce jour-là, il ne se sentait pas du tout brave.
— Nous devons parler, Ylang Hao, dit l’un des Compagnons.
— Plus tard, je te prie, Deukos. Je vais le mettre au lit, puis nous discuterons. Toute la nuit s’il le faut. Mais il n’a pas besoin d’être là pour ça. Il sera bien temps, demain, de lui dire votre décision.
La fyros avait laissé passer sa mère. Elle avait ramené son petit zoraï sanglotant à leur tente, l’avait couché. Nati avait agrippé sa mère avant qu’elle parte :
— Ils vont te faire du mal, Mi ?
Un éclair de peur avait traversé le masque de sa mère, avant qu’elle se reprenne.
— Non. Ce ne sont pas de mauvaises personnes, tu le sais. Mais peut-être qu’ils nous demanderont de partir. J’aimerais éviter ça. Je ne sais vraiment pas où nous pourrions aller. Je suis bien, ici.
— On pourrait aller dans ta famille ?
Elle s’était rassise sur le bord de la paillasse, lui baisant le front.
— Non, ce n’est pas possible. Personne ne nous attend. Endors-toi, tu as eu assez d’émotions comme ça.
Et elle était restée encore un moment en chantonnant une comptine. Malgré sa volonté de rester éveillé, feignant le sommeil, puis d’aller écouter les adultes en douce une fois que plus personne ne ferait attention à lui, les émotions de la journée terrassèrent le petit homin, qui s’endormit pour de bon.
Le lendemain, sa mère l’emmena sous l’arbre où se tenaient les réunions. Tout le monde était là, en cercle. C’était Plemus qui présidait le cercle : le visage renfrogné de la Fyros était encore moins avenant qu’à l’ordinaire.
Sa mère plaça Nati dans le cercle, juste devant la fyros. Elle lui avait donné les consignes : s’asseoir comme à la méditation, ne pas bouger, laisser le regard baissé et répondre uniquement aux questions qu’on lui posait, sans fanfaronnades :
— De ton comportement dépendra beaucoup de choses, Nati, alors surtout, ce n’est pas le moment de faire le malin ! Tu as commis une faute très grave.
Maintenant il était là, et il pouvait sentir l’hostilité de la compagnie, comme il ne l’avait jamais senti auparavant.
— Natikwaï Haokan Wa'laï Sen-Siang, commença la fyros d’une voix grondante, tu es ici accusé d’avoir pactisé avec l’ennemi. Les membres de la patrouille d’hier ont dit que tu avais même invoqué le nom de la fausse déesse ! Nous t’avons accueilli, toi et ta mère, nous t’avons traité comme si tu étais de notre famille, et tu nous as trahi. Si tu étais plus âgé, tu aurais dû te défendre contre tout le cercle, et ta punition aurait été bien plus terrible. Mais tu n’as pas encore ton masque, aussi ta mère a parlé pour toi. Elle est fautive aussi, pour n’avoir pas mieux surveillé tes fréquentations, et aura sa propre dette à payer ! Mais elle t’a bien défendu. Encore faut-il savoir si ton erreur était réellement innocente, ou si ta graine de vie est corrompue… Réponds à ceci : as-tu l’intention de retourner voir les adorateurs de l’Impératrice de la Nuit ?
C’était une question difficile. Nati aurait aimé revoir ses amis, oui. Mais il pensait que l’accueil serait au moins aussi rude qu’ici, plus peut-être, car sa mère ne le défendrait pas là-bas. Et puis Plemus n’attendait qu’une seule réponse, et il était assez grand pour le comprendre… et pour la donner :
— Non, Officier, je ne compte pas y retourner.
— T’es-tu détourné de Ma-Duk et des kamis ?
Là aussi, la réponse réelle n’allait pas servir Nati… Il aimait bien les kamis, mais n’avait aucune opinion sur Ma-Duk. Ou sur Jena. Par contre, il adorait les machines de la Karavan. Mais, là aussi, ce n’était pas le moment de le dire. Cependant, il n’avait pas envie de mentir, donc il prit le temps de formuler la réponse qui les satisferait :
— Je prie Ma-Duk et les kamis chaque jour, comme vous me l’avez appris, et je continuerais aussi longtemps que possible.
La fyros enchaîna les questions sur des points de foi. C’était un véritable procès pour hérésie ; mais Natu fréquentait les kamistes depuis sa naissance et connaissait tout cela sur le bout des doigts. Évitant les pièges qu’on lui tendait, il donna toutes les assurances qu’il restait un bon kamiste, égaré juste un instant dans les pièges de Jena, mais revenu à présent à la raison.
Enfin l’officier s’estima satisfait, et émit sa sentence :
— Tu ne sortiras plus du camp jusqu’à la Cérémonie du Masque, sauf si tu accompagnes une de nos patrouilles et si cette dernière t’accepte avec elle. Tu méditeras deux heures par jour sur les chemins qui mènent à l’erreur. Tu assisteras Do-Vi We dans toutes les tâches qu’il pourra te confier. Tu n’entretiendras évidemment plus aucun rapport avec l’Ennemi. Enfin, lorsque tu reviendras après ta Cérémonie du Masque, tu devras passer officiellement le rite kamiste et tuer dix membres de la Kuilde pour montrer ta repentance. Si cela ne te convient pas, tu peux partir dès maintenant. Mais si tu le fais, sache qu’après cela, tous les kamistes auront le droit de te tuer à vue, peu importe ton âge. As-tu compris ?
Nati, la bouche sèche, s’était contenté de hocher la tête. C’était moins la punition que la conséquence d’un refus qui l’effarait. Quand à tuer des homins pour des questions de religion, cela lui semblait ignoble… mais ce n’était pas pour tout de suite, il aurait le temps de trouver une solution.
Il avait accepté, et dans les quelques années qui suivirent, il se tint aussi sage que possible, effectuant sans ronchonner toutes les corvées qu’on lui confiait, évitant de dire quoi que ce soit qui aurait pu lui porter préjudice, apprenant à taire ses questions de peur de renforcer cette image d’hérétique.
Puis il fut en âge d’aller passer la Cérémonie du Masque. Il ne garda qu’un souvenir confus du Rituel, mais il se souvenait de la fin, lorsque le kami lui avait demandé s’il voulait revenir d’où il venait, ou s’il préférait aller sur Silan pour s’y préparer à servir les Kamis sur les Nouvelles Terres. Il ne savait rien de Silan à ce moment, mais il avait compris qu’il avait là une échappatoire à la dernière partie de sa punition. Éviter le Nexus paraissait la meilleure chose à faire. C’est de cette façon qu’il avait atterri sur l’île des Rangers.
Il avait abandonné le surnom de Nati avec son enfance, prenant son deuxième prénom, Haokan, pour se présenter aux gens. Il avait passé plus de temps que nécessaire sur l’île, repoussant sans cesse au lendemain le moment d’aller sur le Continent et le retour à sa tribu. Il prenait plaisir à aider les réfugiés. Et puis, ici, Kamis et Karavan cohabitaient en paix, chacun de leurs côtés, mais sans se chercher noise. Il avait aimé l’ambiance de l’île, après toute la tension à la Compagnie.
Mais il restait une question qui n’était pas élucidée… Une question qui ne trouverait sa réponse que s’il acceptait d’affronter son destin.
Nizyros et les siens l’avaient bien accueilli. Ils avaient l’air gentils, ils se disaient kamistes, c’était donc les sortes de gens qu’il devait fréquenter. Il avait accepté leur invitation sur un coup de tête, se sentant un peu coupable au fond de lui. Il avait l’impression de leur mentir en disant qu’il allait passer son rite ; aussi avait-il travaillé dur pour améliorer sa réputation auprès des kamis et être en mesure de s’y présenter. Cependant, plus l’échéance se rapprochait et plus Haokan s’effrayait. Cela lui semblait absurde. Complètement, absolument et irrémédiablement absurde.
Il avait grandi avec des fanatiques, il savait à quoi ressemblait la vraie foi : cette lueur dans les yeux, cette intonation dans la vie, et toutes ces certitudes ! Les vrais croyants étaient pleins de certitudes et d’idéaux. Ils savaient comment les choses devaient être : ce qui était juste et ce qui ne l’était pas.
Lui, de son côté… Il ne savait pas grand-chose. Pire, le savoir que les croyants savouraient ne l’intéressait pas. La nature de Ma-Duk et Jena, leur volonté ? Quelle importance… Ces deux-là n’avaient jamais eu la moindre présence dans sa vie, à part à travers leurs fidèles, et il ne voyait pas l’intérêt de les prier. C’était une activité qu’il trouvait toujours aussi ennuyeuse. Il le faisait par habitude, mais sans conviction.
Il aimait bien les kamis, évidemment. Il les trouvait amusants, parfois un peu effrayants pour certains, mais aucun ne lui avait fait de mal. Ou de bien. De la même façon que les gens de la Karavan. Il n’avait rien contre eux… Et il n’avait rien *pour* eux. La balance lui semblait absolument vide.
Comment s’engager dans ces conditions ?
Mais il n’était pas certain d’avoir vraiment le choix.
Woha Nung Dao,
Ta dernière lettre me fait dire que les informations circulent bien sur l’Écorce. En même temps, les tiens sont partout, de même que ceux de ma tribu. Est-ce que cela a tant d’importance à vos yeux, ce qu’un homin comme moi peut faire ?
Donc, oui, j’ai travaillé à améliorer mes relations avec les kamistes, autant que possible. Il faut quelques lettres d’accréditation pour passer le rite kamiste.
Je le passerais. Je comprends que tu n’approuves pas, mais non, contrairement à ce que tu me conseilles, je ne peux pas juste « m’en moquer et me barrer ». C’est ce que j’ai fait toutes ces années passées sur Silan, et ça n’a servi qu’à une chose : m’éloigner des quelques personnes auxquelles je tiens (dont toi et ma mère), et éloigner quiconque voulait m’apprivoiser. J’ai vécu seul au milieu de la foule, à cause de ces questions sans réponses, parce que je craignais de reproduire l’erreur que j’avais faite, enfant, en me trompant de père.
Maintenant, est-ce que je compte me plier à la sentence de Plemus jusqu’au bout ? Non, bien sûr que non. Qu’il aille se faire voir, je n’irais pas tuer des membres de la Kuilde pour lui, ni pour personne. Tuer au nom de la religion me semble toujours aussi ignoble. Je ferais traîner les choses autant que possible ; s’il finit par perdre patience et me boute hors de la faction kami pour ça, tant pis ! J’aurais eu de toute façon l’essentiel : que ma mère me révèle mes origines.
Pour le reste, être kamiste n’est peut-être pas pire qu’autre chose. Il est peut-être temps que des homins un peu plus pacifistes arpentent un autre « chemin de lumière3) ». Ni les kamistes ni les karavaniers n’écoutent les rangers, qui sont les seuls à porter un discours de paix ; il faut une invasion kitine pour que les homins cessent de se battre et s’unissent. Cela montre cependant que c’est possible. Peut-être que je pourrais justement changer un peu plus les choses en étant kamiste… Et en montrant que tous les adeptes de la Karavan ne sont pas nos ennemis.
Woha Nung Dao,
Je te demande pardon pour les bêtises que j’ai pu dire dans la dernière lettre. Tu as eu raison de me traiter de ya'baka4). Comme tu me l’as conseillé, je me suis rendue à Jen Laï et j’ai passé du temps à questionner les archivistes.
L’histoire est pleine de kamistes qui ont cru changer les choses de l’intérieur, qui étaient animées d’intentions pacifistes et croyaient profondément (probablement plus que moi) que Kami et Karavan pouvaient (et devaient !) cohabiter et s’entraider. Leurs histoires et leurs écrits ont été inspirants. Je rejoins les conclusions que chacun défendait : les véritables ennemis sont la goo, les kitins dans une moindre mesure, et nos propres ombres. C’est ce qui menace Atys. S’il y a un combat à mener, c’est celui-ci. Il y a peu de chance que je fasse mieux que ces homins du passé, bien plus érudits que moi… et bien plus passionnés. Pour tout dire, je préfèrerais passer mon temps à parcourir le monde et à chasser les créatures les plus fabuleuses, plutôt que de défendre des causes auxquelles je ne crois pas.
Ça ne change pas grand-chose au passage de mon rite. Mes compagnons de guilde ne comprennent pas que je ne l’ai pas encore et me regardent d’un mauvais œil chaque fois que je suis contraint d’utiliser un des téléporteurs neutres tenus par la Karavan. À ce propos, j’adore celui de la Source, il est vraiment impressionnant !
Quoi que je fasse, je décevrais des gens. Je pourrais te dire que je vais emprunter la voix du jénaïsme, comme tu me le suggères, mais serais-tu dupe ? Tu sais bien que je ne suis pas un croyant… Mettre des formes à Ma-duk ne va rien y changer. Avoue aussi que cela ne te satisferait pas, même si j’étais croyant : il y a un pas de géant entre le jénaïsme tranquille des zoraïs, et le fanatisme de la Kuilde.
Si je renonçais au rite, je perdrais ma guilde, ma mère et ma tribu. En le passant, je sais que tu va être très en colère. J’espère que tu ne vas pas prendre ton arme pour me faire la peau dans la foulée. Je serais terriblement triste de te perdre à nouveau, mais je dois en prendre le risque, à la fois pour savoir qui était mon père et pour garder l’affection de certaines personnes qui comptent pour moi.
Je te dirais quand même ce que j’ai appris sur mon père, ukio ?
Mayufii5),
Il semblerait que les troubles au Nexus reprennent. La région a bien changé depuis ta dernière visite. Je ne suis pas rassurée, je crains que d’autres tremblements d’écorce reprennent.
L’équilibre du lieu a été perturbé. Des foules d’homins viennent, attirées par les promesses de richesse que contient le sol. La Compagnie a fort à faire pour limiter les problèmes. Lorsque tu seras un grand guerrier, tu auras de quoi faire ici : il y a nombre d’exploiteurs à virer manu militari, plus que ne peuvent en gérer les patrouilles actuelles. Ils exploitent les ressources de façon éhontés, riants de la colère Kami !
Je trouve cela effrayant. Ce n’est vraiment plus un lieu adapté pour une retraite. J’en ai parlé longuement avec le reste de la tribu. Ils pensent aussi que je ferais mieux d’aller dans un endroit plus calme.
Je sais que le passage de ton rite n’est plus qu’une question de jours et que tu voudras me voir, ensuite. Je préfère que tu ne prennes pas le risque de venir ici, pour ces raisons et parce que la route est difficile. D’un autre côté, je ne me vois pas te raconter cette histoire par izam.
Toutes ces raisons font que… et bien, je déménage. Cela m’effraie un peu de retrouver les Cités de l’Intuition ; je n’y ai pas beaucoup de bons souvenirs. J’essaie de me convaincre que je ne suis pas la même homine, que je resterais toujours en sécurité au camp. Je n’ai pas prévu d’aller me promener seule.
Cela fait plus de 20 ans maintenant que je n’ai pas quitté le Nexus. J’accompagnerais une des patrouilles qui fait la liaison avec la tribu au Havre de Pureté. Cela leur fera une guérisseuse de plus…
Tu me manques tant, mayufii. J’espère pouvoir bientôt découvrir ton masque. Il y a tant d’années que nous ne nous sommes pas vu !
Ylang Hao confie sa lettre à l’izam, après l’avoir lu et relu, et soupire. Il y a tout ce qu’elle n’ose pas dire à son fils, toutes ces questions auxquelles elle aimerait avoir des réponses, mais qu’elle retient de peur de le braquer. Pourquoi est-il resté si longtemps loin d’elle ? Est-ce qu’il va bien ? Est-ce qu’il ne cache rien ?
Quel pouvoir a un parent pour éviter que son enfant prenne le mauvais chemin ? Elle a vu suffisamment d’histoires où les parents semblaient trop ceci, pas assez cela… Elle sait cependant qu’au-delà de l’enseignement qu’elle a pu donner à son fils, ce qui comptera sera les rencontres qu’il fera.
Elle attrape son chapelet à son poignet, joue avec les perles d’ambre, commençant un mantra :
— Ô kamis, épargnez-lui les mauvaises rencontres. Ô kamis, gardez-le loin des mauvaises expériences. Ô kamis, faites que son chemin soit doux et tranquille…
En lisant la lettre de sa mère, Haokan se sent bizarre. Il est heureux de revoir sa mère. Dans le même temps, cela l’angoisse terriblement. La savoir si proche… Il se rend compte que tant qu’elle était au Nexus, il avait une bonne excuse pour tout reporter au lendemain, puisqu’il ne pouvait pas aller la voir. Maintenant, cela devient concret.
Il secoue le masque. Il n’est plus un petit poko, il ne devrait pas avoir peur… Il avait cependant moins peur, enfant. À l’époque, il voulait juste savoir qui était son père, pourquoi le sujet était tabou, et pourquoi une mère et son enfant se retrouvaient au milieu d’une compagnie de guerriers. Ce n’était pas forcément le meilleur endroit où élever un enfant.
Aujourd’hui, il se doute que cela va remuer de sombres histoires. D’un côté, le poids du destin qu’on fait peser sur ses épaules prendra enfin un sens. Il comprendra un peu mieux la marge de manœuvre qu’il peut avoir. D’un autre, il craint de découvrir quelque chose de si terrible qu’il se retrouvera encore plus coincé qu’avant.
Il craint aussi la réaction de sa mère. Est-ce qu’elle trouvera encore une façon d’éviter le sujet ? Ou pire, si elle lui raconte et que cela la blesse tellement qu’elle ne veut plus le voir ensuite ? Est-ce qu’il aura vraiment toutes les réponses ? Il ne veut pas lui faire du mal… Et il se doute, là aussi, que cette histoire la blesse, comme en témoignent certaines de ses réactions un peu extrémistes.
Par exemple, dans l’une de ses lettres précédentes, elle lui demandait si son chef de guilde n’avait pas un passé de Maraudeur. Haokan n’a pas osé demander à Nizyros : cela semble tellement absurde ! Peut-être un homonyme… Mais il pense aux mots de sa mère : « si c’est bien lui, ça ne peut pas être un bon kamiste. S’il est bien le Nizyros qui a assisté les pires criminels qui soient, sépare-toi de cette guilde au plus vite. Soit attentif au passé et à la réputation des gens : certains ont fait des choses si mauvaises que nulle confiance ne peut leur être accordée. » C’est une belle illustration des hantises de sa mère. Trouver une guilde kamiste ne lui a pas suffi, il faut que chaque membre soit irréprochable.
Pourtant, si Nizyros est un ancien Maraudeur, cela semblerait admirable qu’il soit revenu à Ma-Duk et soit aujourd’hui si dévoué à la cause Kami. C’est d’ailleurs ce qui rend l’histoire si improbable. Haokan est persuadé qu’il passerait pour un idiot s’il posait une telle question.
Toutes ces histoires n’ont qu’une seule destination : il doit passer son rite.
Haokan errait comme une âme en peine, pensant à ce rite qui approchait et à ce qu’il changerait dans sa vie. Kamiste, pas kamiste ? Il n’avait pas grand monde avec qui partager ses doutes. Trop peu de liens tissés au fil du temps. Il manquait tout simplement de bons amis. Les quelques relations nouées sur Silan avaient été superficielles et n’avaient pas résisté au passage du temps. Les autres étaient tous kamistes, à la notable exception de Nung Dao et de ses frères, bien sûr, mais ça n’avait pas été d’une grande aide sur le sujet. Nung Dao était le seul à qui il avait osé tout raconter, et ce dernier était aussi catégorique que sa mère, dans un tout autre style. Par ailleurs, pour tous les kamistes de sa connaissance, sa mère en première place, évoquer le moindre questionnement équivalait à une déclaration d’hérésie. Aussi avait-il préféré se taire.
Troublé, Haokan allait et venait dans Zora, cherchant un peu d’illumination dans cette cité aux proportions trop écrasantes pour lui.
En passant devant le tatoueur, il se souvint d’une phrase qu’on lui avait répétée plus d’une fois : « Le masque est le reflet de notre âme : ce qu’il montre en dit toujours long sur nous. »
Son masque était encore blanc de l’indécision de sa vie. En regardant les modèles que proposait l’homin, Haokan hésitait encore. Mais un tatouage était une décision moins grande qu’un rite. Un premier pas qui coûtait juste quelques dappers…
Plutôt que de peindre ses doutes sur son masque, Haokan décida d’affermir sa foi avec un verset du Livre des Révélations.
« Celui-ci, dit-il au tatoueur. Le Texte Sacré du Dévouement. »
Haokan jette des petits bouts d’écorce dans l’eau. Les jambes pendant du ponton, il ressasse en boucle la réponse de son Wango-ito6).
« Si l’amour que les gens te portent dépend de ton allégeance, alors tu ne sais pas ce qu’est réellement l’amour. Moi, je continue de t’aimer, malgré tes hérésies et ton long silence. Je sais qu’au fond de toi, il reste le petit Nati qui posait des questions et qui savait chercher la vérité. »
Il n’a pas trop de doute sur le fait que sa mère ferait une réponse similaire. Quoique… Elle a toujours semblé effrayée qu’il puisse être autre chose qu’un « bon kamiste » : à quel point cela est important pour elle ? Haokan est terrifié à l’idée qu’elle préfère ne pas avoir de fils, plutôt qu’un fils qui ne serait pas assez kamiste.
De toute façon, son rite est prévu pour demain. Peu importe, il n’aura jamais besoin de savoir si l’amour qu’on lui porte est conditionnel.
Et puis, il y a la fin de la lettre de Nung Dao :
« Je t’aimerais, comme un père peut aimer un fils qui fait fausse route, mais dont il espère le retour à la raison. Par contre, compte sur moi pour te mettre une bonne raclée si je te croise ! T’allier aux démons kamis est vraiment une sottise énorme ! ».
Haokan sourit. Il ne doute pas que ce serait douloureux… Et a bien compris l’avertissement. Il restera à distance des membres de la Kuilde, se contentant de ces quelques échanges épistolaires.