Ylang Hao avait réussi à activer son téléporteur, sans bien choisir sa destination, et s’était retrouvé à Zora plutôt que Jen Laï. Elle avait contemplé l’altar un long moment, hébétée.
Le thé aux trois champignons qu’elle avait pris avant d’aller dans les Lacs était en train de cesser son effet. Tout ce qu’elle avait repoussé dans le feu de l’action revenait en force et demandait des comptes.
Elle revoyait en boucle Gia'suki frapper sa fille. Eolinius trancher la gorge de Nokkuya. Les airs hostiles et fermés des trykers et fyros au bar. Le masque courroucé de Sève lors de l'Assemblée. Dans le désordre. Tout se mélangeait.
Elle n’avait servi à rien. Pire, elle avait envenimé la situation. Sa simple présence aurait suffi à ça, mais en plus il avait fallu qu’elle en rajoute, incapable de se taire. Le fleuve de sève et de sang recommençait à couler, et comme auparavant, elle l’alimentait au lieu de l’endiguer.
Elle croyait entendre la voix du tryker fou susurrer à ses oreilles.
« Tu es une incapable, Na-lëndit. »
La voix des autres aussi.
« Tu ne sers à rien. »
« Pourquoi ne veux-tu pas mourir ? »
« Ta mort serait inutile. Ta vie l’est aussi. Tu ne vaux même pas l’usure d’une dague. »
Poussant un glapissement de terreur, elle se mit à courir vers le seul refuge auquel elle pouvait penser. Passant devant les gardes de Zora à toute allure, elle filait à toute vtesse vers le temple à l’extérieur de la ville, comme si elle avait une armée de démon derrière elle. Ce qui n’était pas complètement faux, même si elle était la seule à les entendre.
La lumière et les sons du Temple. Les tintinnabulements et bruissements. Tout était calme ici, et ce calme perçait à travers la panique de la zoraïe. Elle se glissa dans un coin, se roulant en boule. Elle était trop mal pour même pleurer. Durant un long moment, elle resta immobile, comme morte ; petit tas de vêtements, presque invisible au milieu de la puissance aura kamique des lieux. Elle ne savait plus où et quand elle était. Cela n’avait pas d’importance. Elle n’existait pas, elle ne pouvait pas, ne devait pas exister.
Elle était si perdue dans son monde intérieur qu’elle n’entendit ni ne vit l’homine arriver. Pas plus qu’elle ne pouvait comprendre ce qu’elle disait. Il y avait quelque chose de familier dans cette voix. Mais tout ce qu’Ylang hao était capable de penser concernait la nécessité de ne pas bouger. Si elle ne faisait rien, peut-être qu’elle survivrait. C’était ce qu’il fallait faire, c’était comme ça qu’elle pouvait survivre encore un jour de plus. Ne pas bouger, attendre que les choses passent.
Ne pas bouger, se recroqueviller sur ce morceau de Vide, s’y réfugier.
Mais les kamis chantaient.
Le chapelet au poignet de la zoraïe se rappela à elle.
Né, pas le Vide. La Lumière. C’était ça, la solution. Il fallait se raccrocher à ça. La Lumière chassait le Vide et la Souffrance.
Ylang Hao murmura les mots du mantra de la paix, encore et encore, revenant peu à peu au présent. Cela prit quelques heures, mais elle commençait à reprendre conscience de son environnement.
Elle ne pouvait pas rester ici. Le temple réconfortait peut-être les âmes en peine, mais il n’était pas sécurisé et même les Antekamis pouvaient y venir. Elle devait partir, aller dans la sécurité des villes. Ou à la tribu de la Compagnie de l’Arbre Éternel. Né, elle n’était plus digne de leur demander leur aide, pas après ce qu’elle avait fait.
Elle sortit de sa cachette, rampant jusqu’au pied d’un des kamis qui étaient là. Elle s’effondra à nouveau, arrivant enfin à pleurer.
— C’est trop dur… Je ne comprends pas, Kamis. Je ne peux pas le faire. Et je ne peux pas faire autre chose.
Le kami n’avait rien à dire sur le sujet.
Ylang était persuadée d’être seule ; les bonzes étaient plus loin, rares étaient les homins qui venaient ici. Elle laissa ses larmes s’exprimer, de nouveau roulée en boule, jusqu’à pouvoir murmurer :
— Je t’en prie, guide moi pour me sortir de tout ça. Je veux juste me fondre dans la Lumière…
Puis, honteuse d’en être encore à demander des choses aux Kamis, elle chuchota :
— Guzu Kami.
Elle ne devait rien demander pour elle, mais uniquement aller vers la Lumière. Elle le savait. C’était le don de soi qui ouvrait les portes de l’Illumination kamiste. Elle recommença d’une voix tremblante le mantra :
« An, O Ran Ma'An. An, O Mayu Kami. »
Alors un chant se fit entendre à quelques pas d’elle. Quelqu’un reprenait le mantra, le vocalisant doucement, avec une voix pure absolument magnifique. Ylang Hao se tut un instant, surprise, un peu honteuse peut-être. Elle aurait dû se lever, s’excuser d’avoir troublé les prières de l’homine. Mais elle n’avait pas encore le courage de se relever et même de regarder qui pouvait être là, derrière les colonnades du temple.
La voix était belle. Le mantra trouvait toute sa force dans la diction de l’invisible chanteuse. C’était un don qu’elle lui faisait, et Ylang Hao comprenait qu’elle devait l’accepter. Elle reprit la mélodie, essayant de raffermir sa propre voix, sentant la chaleur de la mélopée réchauffer son âme brisée.
Les deux homines chantaient à l’unisson, leurs voix se mêlant dans l’ambiance mystique du temple. Leur rythme se coordonnait, l’une faisant le contrepoint de l’autre, dans une harmonie à faire frémir le petit kami noir. Ylang avait fini par se redresser pour mieux chanter, gardant les yeux fermés pour se perdre dans cet univers sonore. Elle savourait la paix qui descendait sur elle, son souffle qui regagnait sa régularité, son cœur qui cessait de s’agiter comme un oiseau en cage pour battre avec tranquillité.
Elles chantèrent un long moment. Enfin Ylang ralentit, bercée par la sérénité retrouvée. L’autre chanteuse, suivant le rythme, finit par se taire aussi.
Tout était calme. Les oiseaux chantaient encore, le kami bourdonnait, les clochettes du temple tintaient dans le vent.
Tout allait bien.
Un sourire sur le masque, Ylang Hao murmura :
— Ari'kami.
En silence, l’homine à quelques pas d’elle se leva, s’éloignant d’une foulée paisible du temple.
Ylang Hao n’était pas prête à partir, elle voulait continuer à savourer cette paix. Elle rentrerait chez elle à un moment ou un autre, mais pas maintenant.
Un peu tard, elle songea à ouvrir les yeux, afin de savoir qui avait chanté à ses côtés, qui l’avait aidée à retrouver la paix. Là-bas, une homine marchait en direction de Zora, déjà trop loin pour être identifiable.
Ce n’était pas grave. C’était une kwaie amie de la paix et des kamis, et c’était tout ce qui comptait.