Ylang'hao avait retrouvé Mazé'yum sur la plage. Le ressac était comme le chant des kamis, pourtant elle se sentait fébrile. Pourquoi était-elle venue seule ?
Mais il fallait qu’elle négocie. Il fallait qu’elle le persuade de lâcher l’affaire. Elle avait un argument, un argument imparable…
Il l’écouta, son sourire moqueur sur le masque, cet air méprisant de dire « je sais tout cela, et ça ne changera rien. »
Puis il se rapprocha, l’attrapant brutalement par les bras avant qu’elle ne comprenne et ne fuit. Elle poussa un cri, se tut. Il pencha son masque vers elle… presque à toucher le sien. Presque, mais sans le faire. Elle aurait hurlé s’il l’avait fait. Le regard froid du zoraï était fixé sur elle, s’amusant de sa peur. Elle restait figée, terrifiée de ce qu’il pouvait lui vouloir.
— Je sais ce que tu veux réellement, murmura le zoraï. Et je peux te le donner.
Elle restait statufiée. Incapable de se débattre, de dire non. Incapable d’émettre le moindre son.
— Dis-moi non, lui murmurait-il encore. Dis-le, juste une fois.
Mais elle ne pouvait pas. Elle aurait voulu hurler, mais tout son corps était devenu de bois. Elle savait ce qui allait suivre, sans arriver à trouver comment sortir de ce cauchemar.
Cauchemar… Oui, cauchemar ! La brusque conscience du rêve fit émerger brutalement Ylang'hao de son sommeil, le cri inarticulé presque formé sur ses lèvres. L’agitation du hamac réveilla un peu Jazzy, grommelant dans un demi-sommeil et posant sa main sur la cuisse de sa fiancée pour la rassurer. Pour le coup, elle manqua crier pour de bon. Non, elle ne voulait pas qu’on la touche, là.
Elle sortit du hamac, se réveillant tout à fait en sentant le parquet sous ses pieds nus. Elle se dirigea dans la pénombre de l’appartement familier vers la réserve d’eau, chassant les brumes du cauchemar en se raccrochant à la réalité présente et rassurante de cet appartement où elle se savait en sécurité. Une part d’elle voulait prendre un pacte, fuir au temple de Zora… Mais, ici, c’était son temple aussi. Celui du drakan, de son protecteur, bien plus attentif à son bien-être que ne l’avaient jamais été les kamis. D’une efficacité plus concrète. Ses doigts glissaient machinalement sur le chapelet qui ne la quittait jamais, en une prière muette demandant à Ma-Duk de faire en sorte que jamais Jazzy ne l’abandonne. Qu’il la protège des ombres du passé et des démons du présent.
Tout ensommeillé, le tryker l’appelait justement depuis le hamac :
— Suki ? Est-ce que tout va bien ?
Non. Non, ça n’allait pas, mais à quoi bon le dire ?
— Tout va bien, ma'yumé. Rendors-toi. Tout va bien.
Il n’y avait pas de raison que sa nuit soit aussi gâchée. Et le tryker devait avoir assez sommeil pour s’en contenter ; sa respiration se fit plus régulière, et ses ronflements confirmèrent qu’il repartait dans ses rêves. Ylang'hao eu un petit sourire… des ronflements de dragon, yui. Mais ça ne la dérangeait pas. Ce dragon-là l’aimait bien, et ce n’était pas ça qui l’empêchait de dormir. Le bruit la rassurait, elle était ainsi certaine qu’il était là.
Assise contre un des murs, égrenant le chapelet, sa terreur nocturne s’apaisait, jusqu’à ce qu’elle puisse se poser la question : pourquoi ? Pourquoi rêver, encore et encore, de Yon Muai-heo, dit Mazé'yum ? Depuis qu’elle était revenue dans les lacs, il n’y avait guère de nuit où il ne s’invitait pas dans ses rêves. Le scénario variait, mais à chaque fois, le zoraï arrivait, et à chaque fois, il finissait par la saisir, par lui susurrer des mots étranges qui la laissaient incapable de réagir. Et elle ne se réveillait pas toujours à temps pour éviter la partie la plus scabreuse et violente du rêve.
Elle avait pensé que cela se résoudrait en l’affrontant directement. Quelques semaines plus tôt, elle lui avait donné rendez-vous dans un endroit « discret, mais passant ». Le bar de Thésos leur avait convenu à tous deux. Il ne pouvait pas la maltraiter dans un endroit comme ça… Et ils avaient d’ailleurs discuté. Ce n’était jamais agréable de discuter avec Muai-heo ; il était dur, acide, moqueur, exigeant. Mais ça n’avait été que cela, une discussion. Il ne s’était pas permis le moindre geste envers elle. Froid et professionnel, comme à son habitude. Rien à voir avec les cauchemars le mettant en scène. Cette discussion avait calmé Ylang'hao, dissipant le fantasme d’horreur face à la réalité, d’autant qu’ils avaient trouvé un arrangement mutuellement profitable. Chacun sa route, oublions tout ce qui s’est passé… Elle avait mieux dormi les nuits suivantes, jusqu’à ce que Nikuya débarque et lui annonce qu’elle avait tout fichu par terre. Qu’elle avait brisé la paix fragile qu’Ylang'hao était arrivée à négocier avec Muai-heo. Sur le moment, Ylang'hao avait perdu son sang-froid, persuadé qu’il allait réagir comme elle avait l’habitude que les zorai-goo réagissent. Comme Nikuya elle-même avait réagi. Une débauche de violence… Ylang'hao avait fui à Almati, demandant aux Rangers de la cacher, comme ils avaient caché son amie esclave, autrefois. Elle avait attendu, tremblante dans les tunnels cachés de la Kitinière, que son destin la rattrape, qu’un Mazé'yum vengeur l’extirpe de là et la torture impitoyablement.
Mais ce qui l’avait trouvé, c’était un petit izam voletant et porteur d’un mot tout simple, tout tendre, de son mayu'mé qui s’inquiétait. Jazzy ne lui avait plus reparlé après qu’elle lui ai avoué avoir accepté les avances de Muai-heo, ce « contrat » qu’elle n’aurait jamais du signer. Elle était persuadée que jamais il n’accepterait de la revoir ; pourtant ce mot était enfin arrivé, après des jours de silence, demandant où elle était, si elle allait revenir à Avendale, si tout allait bien. Évoquer Jazzy avait allumé une flamme d’espoir dans le cœur de la zoraïe. Peut-être que finalement, il voulait encore un peu d’elle… et s’il pouvait lui pardonner, elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour qu’il oublie cet acte odieux qu’elle avait permis.
Elle était repartie d’Almati, rasant les murs, terrifiée à l’idée que quelqu’un du Cercle Noir la trouve, que Muai-heo mette la main sur elle, jusqu’à arriver enfin de nouveau à Avendale, et y retrouver son mayu'mé. Elle lui avait tout raconté, du moins ce qui pouvait l’être. Pas les cauchemars et leur nature.
Depuis, les jours avaient passé. Même si elle restait beaucoup dans l’appartement, tout semblait aller bien. Elle avait peu à peu allongé ses moments sur les pontons. Peut-être que Muai-heo, là encore, avait réagi avec pondération. Elle n’avait jamais eu aucun doute sur la violence que cet homin pouvait mobiliser, pourtant, elle devait reconnaitre qu’il n’en avait pas montré tant que ça dans les faits. Combien de fois avait-elle vu dans son regard, la baffe qu’il allait lui mettre… et se rendre compte, surprise, qu’il avait retenu son geste. Ho, son regard suffisait bien à faire tenir tout le monde tranquille ; enfin du moins elle et Kenny. Mais cette violence, finalement, s’exprimait peu en actes. Elle était certaine que Nikuya l’avait énervé, que Muai-heo jugerait Ylang'hao coupable de parjure… mais peut-être qu’elle se faisait des films sur ce qu’il allait réellement faire.
De là à aller le voir à nouveau pour se rassurer, il y avait un monde. Cependant, au fil des jours où aucune nouvelle inquiétante ne venait, elle s’apaisait. Du moins, quand elle était debout ; endormie, les cauchemars étaient là, et leur message inlassablement répété la laissait tremblante et sans force.
Mais, si jamais elle le recroisait… yui, elle avait en effet un argument qui pourrait le retenir. Elle ne voulait pas s’en servir, elle ne voulait pas le voir à nouveau, mais elle n’était pas complètement désarmée non plus.