Celle qui tuait les Dieux

Son histoire m'est d'abord venue comme une rumeur.

Il se murmurait ici et là que certains Dieux disparaissaient et ne revenaient jamais. Une ombre grise aurait été aperçue par certains. Les histoires parlaient d'ichor s'écoulant de blessures qui ne pouvaient être refermées.

Mais qui peut tuer les Puissances ? Il me semblait que c'était un conte d'esclave, entretenant l'espoir d'un peu de justice dans un univers qui en était dépourvu.

Des rumeurs, auxquelles je prêtais une oreille distraite. Mon Maître était d'une humeur massacrante ces derniers temps, et j'avais bien d'autres soucis que quelques ragots absurdes.

J'aurais peut-être pu interpréter sa paranoïa grandissante autrement, mais il y a bien des dangers dont un Dieu doit se garder. La mort n'est pas envisageable, mais il y a des sorts qui sont plus pénibles.

C'est dans cette période qu'un soir je rencontrai Solidjen, près d'un feu. Nombres de gens du peuple des ombres étaient rassemblés là, autour du petit brasero, à écouter un vieux conteur raconter des histoires d'autres mondes. Je m'étais assise, profitant d'un petit moment de liberté, guère pressée que mon Maître revienne des affaires qui l'avait occupé dans la journée.

À côté de moi, une jeune femme s'était assise, elle aussi attentive aux dires du conteur, peut-être même plus que moi. Mais je remarquai aussi son attention toujours en éveil, sans un seul mouvement superflu.

Je remarquai aussi sa beauté. Une beauté froide, sobre. Rien de flamboyant, nul autre ne semblait l'avoir remarquée, mais elle me touchait. Je trouvais que son visage atteignait une sorte de perfection dans la normalité. Étrange paradoxe que je ne peux expliquer autrement, car elle était difficile à décrire, sans rien de distinctif, en dehors de ses cheveux gris. Ce n'était d'ailleurs pas un gris lié à l'âge, car ses traits étaient sans une seule ride ; comme un étang que rien ne dérange, ai-je alors pensé.

Je devais trop la dévisager, car elle me regarda à son tour. Je détournai vivement le regard, gênée et un peu inquiète aussi. On ne dévisage pas les gens dans les Abysses, même parmi les esclaves, à moins de chercher les ennuis. Mais l'espace d'un instant, j'avais croisé ses yeux, et ils m'avaient transpercée comme un poignard. Ils étaient gris, un simple gris. J'avais eu l'impression de regarder dans un miroir, et d'y voir reflétée une flamme brillante et passionnée. Ce qui m'avait perturbée, c'est que j'étais certaine que cette flamme était la mienne et non la sienne.

J'évitai de la regarder à nouveau, me concentrant sur l'histoire, et quand cette dernière fut finie, je me levai, gardant les yeux au sol, m'éloignant de là en essayant de ne pas attirer l'attention, d'apaiser les battements de mon cœur. Je ne savais pas quelle émotion m'habitait, mais je ne voulais pas que quiconque la goûte.

Je m'étais éloignée de la foule quand je la sentis derrière moi. Elle marchait quelques pas en arrière, sans bruit. Ai-je eu peur ? J'avais tout le temps peur, alors oui, probablement. Mais il n'y avait pas que ça. J'avais envie de savoir qui elle était. Cette curiosité débordante qui me valait tant d'ennuis demandait encore son dû.

Je me retournai, et elle était là. Pas une seule émotion ne troublait le masque de son visage. Mais ces yeux, et l'étrange intensité qu'ils possédaient…

Je baissai les yeux à nouveau. Je doutais qu'elle soit une esclave, à cause de ses yeux. Pour le reste, sa tenue était grise, un simple justaucorps, des collants, une cape, tout un camaïeu de gris, rien de clinquant, rien qui ne semblait magique ; je n'avais croisé aucun dieu qui se serait satisfait d'un costume aussi sobre, à moins peut-être de préparer un mauvais coup. Et encore, même déguisés, les dieux ont la fâcheuse tendance à trop en faire, ce qui les rend détectables aux yeux avertis.

Ce n'était pas le cas de cette tenue. Mais c'était probablement le cas de ces yeux.

Je ne disais rien, et elle non plus ; comme si chacune de nous attendait que l'autre révèle son statut, attendant comme doivent le faire tous les esclaves, jusqu'à ce que les plus puissants daignent parler.

Prenant conscience de ça, je relevai un peu la tête, maitrisant mes tremblements. Elle n'avait pas bougé, comme statufiée. Alors je me permis un léger sourire amusé. Comme en écho, sa propre bouche esquissa une virgule.

Notre face à face dura longtemps. Nous nous apprivoisions sans mot, avec une économie de gestes qui n'avait de sens que pour nous. C'est comme si chacune de nous disait «Je suis inoffensive. Mais pas trop inoffensive. Je ne veux pas te manquer de respect. Je veux savoir qui tu es, et je ne peux pas te dire qui je suis avant de savoir ce que tu vas représenter pour moi

Ou peut-être que j'inventais tout ça. Ce doute était aussi intense que cette communion sans mot. Enfin je pris conscience que nous étions comme le reflet l'une de l'autre. Elle faisait la même taille que moi, et depuis un moment, chacun de nos gestes lents, de nos esquisses d'expressions, était synchronisé. Cette prise de conscience brisa le sort dans lequel nous semblions prises. Je souris alors largement en lui tendant la main :
– Enchantée. Je ne suis pas censée dire mon nom, mais les gens d'ici parlent de moi comme étant Urmorial.

Elle regarda la main tendue avec ce que j'interprétais comme de la méfiance, puis la saisit, déclarant :
– Je suis Solidjen. Mon nom n'a pas d'importance ; quiconque le prononce me confie sa vie.

Mon sourire vacilla un instant. Mais, bah, c'était là quelque chose d'assez classique. Et sa main était sèche, ni froide ni chaude, semblant tout à fait normale. J'éprouvais un étrange plaisir à la tenir, jusqu'à ce que je comprenne d'où me venait ce sentiment :
– Tu es humaine.
– Mon humanité est loin derrière moi, répondit Solidjen du ton impersonnel qu'elle avait toujours.

Mon sourire se fit plus triste :
Moi aussi…
– Ce qu'ils nous ont volé, il n'y a pas moyen de le retrouver.
– Non…

Ma réponse lui amena un sourire doux sur les lèvres. C'était probablement l'expression la plus tendre que je lui voyais jusque là.
– Nous nous reverrons, énonça-t-elle.
Et elle lâcha ma main, puis partit. Je n'essayais pas de la retenir. Dans la façon qu'elle avait eu de le dire, je savais que ce n'étais pas une formule de politesse, mais une vérité qui était énoncée.

Et en effet, je la revis dans les jours qui suivirent. Nous nous croisions quand j'étais seule et que j'avais du temps à tuer. Un moment, je me demandai si c'était un nouveau jeu de mon Maître. Mais je répugnais à leur demander, à elle comme à Lui. J'aimais la présence calme de Solidjen. Je me sentais étrangement en sécurité avec elle, certaine qu'elle ne me ferait pas de mal, et que personne ne nous approcherait tant que j'étais en sa compagnie. C'était des moments bénis.

Nous n'étions pas bavardes. Nous profitions d'être l'une avec l'autre. Parfois nos mains se frôlaient, mais c'est là le seul contact que nous ayons eu. Je n'appris pas grand chose d'elle, d'où elle venait et de ce qui l'avait mené ici. Je lui parlais un peu de ma vie. Elle écoutait, attentive, sans juger, sans me donner de conseil. Parfois ses yeux devenaient sombres, comme deux puits sans fond, quand elle apprenait quelques méfaits. Parfois ils devenaient lumineux. Mais, souvent, et même dans ces moments-là, je me demandais si je n'y voyais pas juste le reflet de mes propres humeurs.

Personne d'autre ne semblait la voir. J'en venais presque à me demander si je ne l'inventais pas. Elle avait cependant une réalité indéniable, comme si elle pesait sur la trame du monde. Je crois qu'elle existait trop pour ce monde de faux-semblants.

Puis, une nuit, alors que je dormais contre la porte de mon maître, gardant ses appartements et ravie de ne pas être dans la chambre avec lui, je fus réveillée par une lame froide posée sur mon cou.
– Pas un bruit, murmura une voix dans mon oreille, dans laquelle je reconnue celle de Solidjen.

Alors les rumeurs me revinrent en tête, ainsi que l'étrange présence de cette fille, et la paranoïa de mon Maître. Tout cela en quelques secondes, et avant d'avoir analysé ce que je faisais, je posai la main sur la sienne, celle qui tenait la dague, tout en implorant dans un souffle :
– Ne le tue pas…

Sa main resta de marbre, sans bouger, sans s'écarter ni trancher. À la limite de l'audible, elle murmura :
– Pourquoi le protéger ?
– Parce que je sais qu'il y a pire, répondis-je aussi bas. Si tu le tues, tu me condamnes à un esclavage encore plus terrible.
– Il n'y a pas que ça.

Et je sentis la pointe de sa dague appuyer contre mon cou. La certitude que la vérité la plus cachée était la seule chose qu'elle entendrait me fit dire :
– Parce que je l'aime.

Elle siffla doucement entre ses dents. Puis elle écarta la dague.
– Je t'épargne pour ce soir, et lui aussi. Retrouve-moi seule, et nous discuterons. Si tu viens accompagnée, aucun de vous ne survivra.

Et avant que j'aie pu rien dire ou faire de plus, elle avait disparu. Je ne sentais plus sa présence nulle part.

Je ne réveillai pas mon Maitre. J'éprouvais une terrible réticence à partager mon secret. Je savais à présent qu'il n'y était pour rien ; mieux que ça, que personne ne savait qui était mon amie.

Mais était-ce une amie ?

J'avais toutes les raisons d'en douter, vu qui elle était, mais j'avais pourtant la certitude que le lien qui nous unissait valait bien une amitié. Elle aurait pu me tuer, et qu'est-ce que ça aurait changé ? Rien. Mais elle ne l'avait pas fait.

Je la retrouvai quelques jours plus tard, dans une salle vide tendue de teintures grises, où nous avions l'habitude de nous retrouver.

– Tu es venue, me dit-elle en guise de salut.
– Ou tu m'as trouvée, lui répondis-je.
– Un peu des deux, sourit-elle.
Son sourire était doux, comme il savait l'être parfois. C'était comme un perce-neige dans la glace de l'hiver.

Je ne savais pas comment formuler toutes les questions que j'avais en tête. En même temps, en sa présence, je me sentais apaisée, et le tourbillon dans ma tête se calmait peu à peu. Je ne pus que demander :
– Est-ce vrai ?
– Oui.

Et dans ce oui, je croyais entendre la confirmation de nombreuses choses.

Oui, elle était mon amie.

Oui, elle existait.

Oui, elle tuait les Dieux.

Il y avait une autre question à poser :
– Pourquoi ?

Son visage s'anima un instant, comme le vent soufflant sur les blés. Un fantôme de passion qui se montrait :
– Parce que cela doit être.

Et cela aussi répondait à toutes les questions. Je pourrais dire que le Langage Noir permettait toutes ces subtilités en si peu de mots, mais je ne le maîtrisais pas assez pour que ce soit vrai.

Ce fut à son tour de me poser une question :
– Comment peux-tu l'aimer ?

C'était une bonne question, que je me posais souvent. La réponse était en partie simple aussi :
– Parce que l'amour est tout ce qui me reste.

Et je savais, en le disant, qu'il s'agissait autant de l'amour que je gardais encore pour mon Maître, malgré sa tyrannie, que celui que j'avais pour Solidjen, ou pour tout le peuple qui servait de jouets et de nourritures aux plus puissants. De l'amour, pour qui en voulait, et même ceux qui n'en voulaient pas. C'était ma façon de survivre à la douleur et la souffrance, de garder mon humanité, ou peut-être de la transcender.

Son visage devint ombre :
– Je devrai le tuer quand même, un jour.
– Oui. Ce jour-là, tue-moi aussi.

Mes sentiments étaient mêlés, et je voyais mon trouble en reflet dans ses yeux, ou bien ma proposition la troublait aussi. J'avais envie de vivre, désespérement. Mais j'avais aussi tout autant envie de mourir, ce que je ne pouvais espérer tant que mon âme appartenait à quelqu'un. Mais elle avait le pouvoir de délier tout. La liberté ? Ce n'était ni à sa portée, ni à la mienne. La seule liberté que nous pouvions espérer était dans la mort, mais une mort bien particulière. Définitive.

Elle me tendit alors la main, disant :
– D'accord.

Je serrai la sienne et notre accord fut scellé.

Nos rencontres suivantes changèrent de registre. Elle m'enseigna à me battre. Pas les combats comme on pouvait en voir dans les arènes. Il y avait économie de mouvement, efficacité : le but était d'en terminer rapidement, en un coup si possible. Le corps était sollicité, l'esprit bien plus encore.

Est-ce que cela suffisait à tuer des Dieux ?

Non. Ce qu'il fallait en plus était une volonté toute entière tendue vers un seul but. Solidjen n'était pas une assassine : c'était une arme. Personne ne pouvait la manier cependant. Elle était au-delà de toute possession.

Ou peut-être que c'était moi qui la maniait, avec mes peurs et mes haines.

Les rumeurs sur les Dieux morts étaient de plus en plus fortes. Les Dieux ne cachaient plus l'impensable : ils s'organisaient, se rassemblaient, enquêtaient. Le peuple murmurait, un espoir naissait. Et moi je chantais cet espoir. Mes chansons résonnaient dans les couloirs, et plus d'une fois je fus prise à partie par des Dieux mineurs. Je ne dus mon salut qu'à l'intervention de mon Maître, qui finit par m'enfermer sous clé durant de trop longs jours où je crus devenir folle. Enfin la cage fut à nouveau ouverte, et je me fis discrète dans un premier temps, écoutant les échos de mes chants qui étaient repris ici et là.

Mon ami Irzill, un jour, m'annonça que les Jumeaux étaient morts. Ce jour-là, mon cœur fut plein d'une allégresse si grande que je me mis à chanter à pleins poumons. Je ne me souviens même plus des paroles. C'était juste une joie à l'état pure, que je devais cristalliser. Savoir que ce dieu double ne pourrait plus jamais me blesser était comme un souffle de printemps au milieu de l'hiver. De toutes les histoires que j'avais pu entendre, celle-ci était la meilleure.

Ce soir-là, je trouvais Solidjen dans un recoin sombre. Je lui pris les mains, les yeux brillants :
– Merci.

Et ma joie aurait du éclairer ses yeux. Mais elle gardait la tête cachée sous son capuchon, et je ne pouvais les voir. Elle murmura :
– Ils sont proches, et bientôt, ils me trouveront. Si tu te souviens de mon nom, donne-leur.

Je la lâchai, soudain inquiète :
– Mais s'ils ont ton nom… Ils s'en serviront. Ils savent les utiliser. Ils te causeront du tort, et rien ne dit que cela te permettra de les atteindre.

Je vis un faible sourire sous sa capuche, et toujours murmurant, elle dit :
– Souviens-t'en. Et dis-leur, lorsqu'il sera temps.

Il fut comme elle l'avait dit. Elle fit encore quelques victimes, mais l'étau se resserrait, et enfin elle fut prise. Lorsque je l'appris, mon cœur se voila de tristesse.
– Où est-elle ? Quel sort l'attend ?
– Elle va passer en Jugement, me dit Irzill. C'est une terrible épreuve, pas aussi terrible que la punition qu'ils lui réservent, cependant. Mieux vaut que tu n'y ailles pas.

Mais je convainquis mon maître de m'emmener avec lui. L'idée ne lui déplaisait pas :
– Cela te donnera un aperçu de ce qui arrive aux rebelles.

Lorsque je vit Solidjen, nue et attachée sur le sable blanc, entourée de tout côté par ses terribles Juges, la tristesse manqua de m'étrangler. Mais comme auparavant la joie m'avait portée, je me servis de cette tristesse pour chanter. Là, au milieu des Puissants, esclave infime écrasée par le poids de leur regard, je chantais de toute mes forces :

«Ô Solidjen,
Toi qui nous apportes l'espoir
Ô ombre grise
Par qui vient la fin
Ô Solidjen
Que ton nom soit honoré
Que ta vie ne soit pas oubliée.»

Et c'est à peu près à ce moment que mon Maître arriva à me faire taire.

Mais mon chant avait été entendu, et les Dieux grotesques se moquaient à présent :
«Ô Solidjen,
Nous t'avons prise
Ô petite esclave
De nos rêts tu n'échapperas plus
Ton âme nous est offerte»

Et mille variations sur ce thème. Mon chant était peut-être déformé, et les Dieux pensaient nouer les fils du destin de Solidjen en mêlant son nom à leurs incantations, mais son identité dépassait ce qu'ils pouvaient concevoir.

Solidjen releva la tête, et plus le chant rebondissait, plus son sourire s'élargissait. Une joie sauvage éclatait sur son visage d'habitude si impassible. Les flammes qui dansaient dans ses yeux reflétaient un néant que nul n'aurait dû contempler sans frémir.

Enfin le Maître des Dieux fit entendre sa voix. C'était comme le choc des étoiles, et de l'entendre, je crus devenir folle. Mais sa voix ne m'était pas destinée, et il est probable que les coups que j'avais reçus pour me faire taire m'avaient aussi assez perturbée pour que mes sens soient anesthésiés. Le calme revint, la sentence fut prononcée.


– Pour tous les fils qu'elle a coupés, qu'elle tisse une nouvelle tapisserie. Un travail sans fin, pour l'éternité.

Mais les Dieux près de mon Maître demandèrent à ce que je me mêle à la peine.

– Qu'elle tienne les fils, qu'elle tienne les fils ! criaient-ils.

Je fus poussée vers Solidjen. Elle ne me regarda pas. Ce rictus terrifiant était toujours sur son visage. Devant elle fut menée un grand métier à tisser, et on me donna une navette. Les fils étaient étranges. Il n'était pas besoin d'être magicienne pour savoir que ce n'était rien d'ordinaire qu'elle allait tisser.

Elle fit ce qu'on lui demandait. Elle me donnait l'impression d'être une marionnette qu'on animait ; mais rien n'enlevait l'expression qu'elle avait. Je me tenais derrière elle, et je sentais que tous les fils qui animaient le métier venait des divers Dieux. Leur pouvoir nous liait, pesait sur nous, nous enfermant peu à peu dans la toile qui était tissée. Je n'avais plus le courage de rien dire. Mais je regardais Solidjen, et je tentais de lui envoyer tout l'amour que j'avais. Au moins, j'étais avec elle pour cela ; elle n'était pas seule face à eux.

Cela dura un temps infini. Le dessin de la tapisserie prit forme. C'était une jeune vierge aux cheveux gris, fièrement assise devant un métier à tisser, où une tapisserie était déjà bien avancée. Et le dessin de cette dernière montrait la même jeune fille, devant le même métier, au même point, et cela sans fin. Plus la toile avançait, plus les détails pourtant déjà tissés se précisaient, plus les gestes de Solidjen devenaient lents et lourds, ses mains comme couvertes de fils d'araignées.

Enfin elle murmura :
– Sais-tu qu'il faut couper les fils pour finir une tapisserie ?

Et d'un geste, elle trancha ce qui dépassait. Alors de l'assemblée monta mille cris d'agonie. Tous les Dieux qui avaient crié son nom, puis avaient donné le fil de leur malédiction, se trouvaient soudain pris à leur propre piège. Leur vie disparaissait, non pas annihilée pour cette fois, mais inexorablement attirée dans la tapisserie.

Ces cris terribles faisaient trembler l'univers. Combien de Noms ont disparu ce jour-là ? Je n'en sus pas plus ; je perdis conscience, submergée par la puissance et la souffrance que les Dieux déversaient dans l'arène.

Je repris conscience sur un sol d'herbe, sous un ciel étoilé. Un long moment, je regardai ces étoiles sans comprendre. Il y a peu d'endroits dans les Abysses où on peut apercevoir un vrai ciel. Enfin mon Maître, à côté de moi, me dit :
– Il m'a paru préférable de prendre quelques vacances loin de la Cité. Mais il faudra plus que quelques éternités pour qu'ils oublient ce que tu as aidé à faire.

Il ne semblait pas en colère. Triste, peut-être.
– Où sommes-nous ? demandai-je.
– Sur un monde qui vient de naître. Nous y resterons jusqu'à ce qu'il meure. Espérons que cela suffira à ce que tu trouves comment te faire pardonner, et moi aussi, pour t'avoir amenée à ce Jugement.
– Et Sol…
– Je ne veux plus jamais entendre ce nom, me coupa-t-il d'une voix soudain glaciale. Oublie-la, et tout ce qui la concerne.

Je me relevai, et j'inspirai à plein poumon cet air neuf. J'étais bien loin de chez moi, mais je n'étais plus prisonnière des terrifiants couloirs de la Cité d'Airain.

Peut-être que Solidjen, par des chemins tortueux, m'avait permis de retrouver une forme de liberté.

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univers/autres/jour/031.txt · Dernière modification : 30/11/2020 10:36 de 127.0.0.1