Façonnage

Une certaine routine se mit en place dans les jours qui suivirent. Il se déchargea sur elle de tous les travaux domestiques, passant plus de temps loin du camp, à des tâches dont elle préférait ne rien savoir. Elle faisait ce qu’elle pouvait imaginer pour le mettre de bonne humeur, s’assurant que le camp était confortable. Elle se mit à la cuisine. Jusqu’alors elle n’avait jamais cuisiné qu’avec sa mère : ses tentatives étaient plus ou moins couronnées de succès. Lorsque c’était bon, le Zoraï-goo était presque aimable. Elle se demandait parfois si ses sourires et son regard ne la terrifiaient pas plus. Mais elle révisa ce jugement les quelques fois où elle eut le malheur de faire brûler les plats. Il se déchaînait alors sur elle, semblant plus furieux à mesure qu’elle se recroquevillait.

Plus d’une fois, lors de ses absences, elle hésita à partir dans la Goo tenter sa chance. Elle savait la direction générale qu’il suivait. Mais la peur du Fléau la retenait aussi sûrement qu’une chaîne. Il la bousculait peut-être, il était visiblement complètement fou, mais la Goo, c’était autre chose. Pour le moment, elle était toujours en vie et capable de se tenir sur ses deux jambes. Et si elle arrivait à ne pas provoquer sa colère… tout se passerait bien, né ?

Puis un soir, il ramena au camp un certain nombre de bouteilles. Il semblait plutôt content de sa trouvaille. Dans certaines caisses qu’elle l’aida à décharger, Dénakyo reconnu du bamboo-ka et autres alcools de la jungle ; dans d’autres, elle n’était pas trop sûre de ce dont il s’agissait.

Après le repas, il déboucha une des cruches de bamboo-ka, en avalant une lampée avant de la tendre à la zoraïe. Elle renifla la boisson d’un air dubitatif. Ça ne la tentait pas plus que ça. Mais sa prudence sembla beaucoup amuser l’homin, qui éclata de rire :
-Ha, si toutes les zoraïes étaient aussi timorées, la vie serait d’un ennui mortel ! La vie est d’un ennui mortel, en fait… J’ai enfin trouvé de quoi faire la fête, mais je n’ai plus la compagnie pour la faire. Boit, petite, profites-en. Tu ne sais pas quand tu en reverras.

De l’avis de Dénakyo, il y avait de quoi tenir quelque mois vu la quantité. Mais face à l’expression farouche que le guerrier commençait à afficher, elle n’osa pas refuser et avala une petite gorgée… qu’elle recracha aussitôt en toussant.
-Hé oui, c’est fort. Les zoraïs ne sont pas réputés pour leur alcool. On a le choix entre ça, qui sert à faire briller les armures, et des cocktails sirupeux aux noms déprimants. Mais c’est une bonne base pour faire d’autres types de liqueur. La Jungle maîtrise l’alcool à peine mieux que les Maraudeurs, mais pour les autres petits plaisirs… Du thé qui fait rêver, du tabac pour planer, rien qui ne soit anodin, même parmi ces coincés de la Théocratie ! Hé hé… La dernière Zoraïe alcoolique que j’ai croisé trouvait le courage d’affronter des troupeaux de najaabs quand elle avait assez bu. C’est ce qu’ils auraient dû tous prendre pour affronter les kitins. Reprend une gorgée, Dénakyo, ça va t’aider. Peut-être…
-Je ne m’appelle pas Dénakyo.
-Ça te va bien pourtant. Triste et vide, alors qu’il y a toutes les occasions de se réjouir. Tu es en vie, protégée, dorlotée, tandis que tes compatriotes doivent subir la lobotomie kamiste à l’heure qu’il est. Pour ceux qui ont échappé aux kitins, bien sûr. Visiblement les boules de poils ont eu à cœur de donner l’Éveil à des tas de Zoraïs. Parce que c’est ça la justification quand on ne se réveille pas au pied d’un de ces petits monstres : on a atteint “l’âge d’or kami”. Ce qu’il faut être niais pour gober des fadaises pareilles…

Dénakyo sentait ses larmes revenir. Elle pensait à ses parents. Même si elle savait la vérité, au fond d’elle-même elle espérait quand même que les kamis les aient sauvés. Mais l’entendre dire ça, de cette façon

La voyant de nouveau prête à éclater en sanglot, le guerrier grogna, puis il se leva et s’approcha d’elle. Sûre de recevoir un nouveau coup, elle leva les mains dans un geste futile pour se protéger.

Il fit alors quelque chose qui la déstabilisa complètement. Il la prit dans ses bras. Tétanisée, elle resta un moment sans rien dire, tandis qu’il la tenait contre elle, dans un incongru geste de réconfort.
-Tu devrais te détendre un peu, Dénakyo. Ça te va vraiment bien ce nom, finalement. Tu sais que si j’avais voulu te tuer, ce serait fait depuis longtemps ?

Elle frissonnait dans ses bras, ne sachant plus à quoi croire.
-Pou…pourquoi vous ne l’avez pas fait ?
-Parce que ça ne m’aurait rien apporté. Tuer des Zoraïs, c’est amusant s’ils reviennent ensuite avec la famille. Dans ton cas, je n’avais aucun espoir. Et va savoir, je me fais sans doute vieux. Peut-être que la compagnie me manque un peu.

Dénakyo était étonné de l’humeur dans laquelle il était ce soir-là, plus étonné encore de le voir si volubile. Mais c’était un changement bienvenu. Aussi l’encouragea-t-elle à continuer.

Il lui parla des compagnons avec lesquels il était lors de la réunion des Dirigeants annonçant la fuite. Lui et les siens étaient alors du côté des maraudeurs : ils avaient ri de la couardise des homins. Ils avaient pillé les villes désertées, attaqué les réfugiés isolés. Ils s’étaient saoulés à mort dans les bars à présent désertés. Il aimait se retrouver seul et avait donc navigué de-ci, de-là, notant où trouver les ressources intéressantes pour le Clan.

-Mais tu es trop faible pour les rencontrer. Et même s’ils m’ont bien accueilli, j’ai le droit à avoir mes propres secrets…
Le rictus mauvais qu’il avait eu en disant ça avait rappelé à Dénakyo la corruption de son âme, exact reflet de son masque mutilé. Ce qui ne la rassurait vraiment pas.

Indifférent à la peur que Dénakyo affichait lorsqu’il parlait de choses de ce genre, il continuait à discourir. Il perdait peu à peu le lien avec son Clan, tandis qu’il reprenait contact avec sa tribu d’origine, à présent qu’il était à nouveau assez fort pour se mêler à eux. Ils le traitaient comme un étranger à cause de sa longue absence et des circonstances de son départ, ce qu’il n’appréciait pas ; mais ils acceptaient de le laisser commercer avec eux, ce qui était quand même pratique.
-Quelle tribu ? Souffla Dénakyo. Elle se doutait de la réponse, mais elle avait besoin de savoir.
-Les Antekamis, petite sotte. Tu crois qu’on obtient un masque comme le mien en pleurnichant auprès des boules de poils ?

Elle ferma les yeux en étouffant un gémissement. Il y avait de nombreuses tribus de dingues dans le Pays Malade mais assurément les Antékamis étaient les plus fous. Jen Laï était loin du Bosquet Vierge, elle n’avait jamais imaginé croiser la route d’un des leurs… Et il y avait tant d’explication possible aux mutilations d’un masque. Mais aucune, assurément, d’aussi morbide que d’être un antekami.

Elle qui était si fière du masque que les kamis lui avaient offert. Elle se voyait encore au retour à Jen Laï après la Cérémonie, l’air ravi de ses parents, les compliments de ses voisins, les remarques sur la finesse de son masque de parenté… Elle ne voulait pas le perdre, c’était la chose la plus précieuse qu’elle ait, juste après sa vie.

L’Antekami s’amusait de la détresse dans laquelle elle plongeait.
-Vraiment, Dénakyo, qu’as-tu pu penser ? Faut-il que je me grave “Antekami” sur ce qu’il reste ? Quoi que je ne voie pas trop où le caser, ça risque d’être illisible. Et ça ferait un peu benêt, comme s'il me fallait un miroir pour me rappeler ce que je suis.
Il éclata de rire puis obligea Dénakyo à enlever ses mains de son masque pour le regarder en face.
-À force de pleurer, ton masque a changé. Bientôt, il y aura un sillon pour les larmes. C’est une idée amusante… il suffirait de tailler ici et là…
Tout en disant ça, il passait les doigts sur le masque de la zorette qui se débattait :
-Pitié, pas le masque, pitié !

Jouant de la méprise de la Zoraïe, il continuait à lui décrire tous les arrangements qu’il verrait sur son masque, ce qu’elle devrait faire pour l’améliorer selon ses goûts. Dénakyo était morte de peur, incapable d’échapper à l’étreinte du guerrier, se débattant cependant de toutes ses forces. Mais plus elle se débattait, plus il resserrait son emprise, plus il semblait prendre de plaisir à sa panique. Le souffle court, il finit par frotter son masque contre le sien.

C’en était trop pour Dénakyo. Son masque pur et vierge n’avait jamais connu de moaï encore, et assurément ce n’était pas ce qu’elle en espérait. Elle poussa un grand cri d’agonie. Elle se rendait obscurément compte que plus elle paniquait, plus elle criait et se débattait, et plus le zoraï s’excitait, mais elle ne pouvait pas se contraindre au calme. Sanglotante, elle implorait pitié. Sans résultat : c’était comme de lui demander de continuer. Chaque fois qu’elle essayait de reprendre son souffle, de tenter de se calmer, il faisait un geste plus déplacé qui l’emplissait de frayeur.

Et tandis qu’il la prenait brutalement, frottant son masque sans douceur contre le sien, elle sentit toute flamme de combativité être soufflée. Ce qui lui arrivait était trop affreux, trop injuste. Comment Ma-duk pouvait-il laisser une telle chose arriver ? Il fallait qu’elle fût coupable de quelque chose, il ne pouvait en être autrement.

Dénakyo n’avait jamais eu un espoir immense de s’en sortir. Elle n’avait jamais aspiré à un quelconque destin extraordinaire avant ça, mais à présent même le petit espoir qui l’avait raccroché à la vie se trouvait soufflé. Elle savait qu’elle ne survivrait pas. Elle savait que sa fin serait longue, douloureuse et humiliante. Avec la certitude des condamnés, elle attendit.

Lorsqu’il en eut finit avec elle, elle resta là, immobile, ne sachant même pas si elle était encore vivante. Cela n’avait plus d’importance. Elle savait à présent que sa vie touchait à sa fin, que rien ne pourrait la prolonger, que tout ce qui la prolongerait ne serait que souffrance et douleur.

Elle resta toute la nuit là où il l’avait laissé, sans bouger. Le lendemain, quand il partit, elle n’avait pas plus remué. Et quand il revint, fort tard, elle était toujours à la même place, gisant immobile. Des frissons la prenaient parfois, provoqués par le froid ou par une réaction réflexe.

Il mangea sans rien dire, l’odeur de la viande grillée n’arrachant même pas un frémissement à la jeune Zoraïe. Il la regarda un long moment, comme si elle avait été un insecte retourné sur le dos.

Puis il s’approcha d’elle et lorsqu’elle sentit sa main sur son corps, elle ne put réprimer un frisson. Mais elle resta d’écorce tandis qu’il recommençait à la cajoler, d’abord avec plus de douceur que la veille, comme cherchant à l'amadouer. Devant la passivité de la Zoraïe, il finit pas s’énerver et devint brutal, sans arriver pour autant à la faire réagir. Cependant, lorsqu’il l’abandonna enfin ce soir-là, il l’enveloppa dans une couverture.

Le soir suivant, lorsqu’il la trouva de nouveau prostrée, semblant ne pas avoir bougé de la journée, un éclair de contrariété traversa son masque. Il la redressa, lui mit quelques claques qui la firent cligner des yeux :
-Ça suffit maintenant. Continue comme ça et je te jette dans la goo.

Elle lui retourna un regard vide. Il lui remit un claque qui sonna durement contre le masque, puis la traîna près du feu, l’obligea à se nourrir, à se réchauffer, à boire. La voyant toujours aussi passive, il ressortit le bamboo-ka, qu’il lui fit avaler gorgée après gorgée, ignorant la toux qui la secouait. Il ricana :
-Tousser comme ça quand on a été en contact avec la goo, c’est mauvais signe…

Même ça n’arracha aucune réaction à Dénakyo. L’Antekami se mit en rage de la voir toujours aussi neurasthénique. Il la bourra de coup, insultant sa famille et ses croyances, la maltraitant en espérant en tirer une réaction. Rien, à peine quelques gémissements. Il ne s’arrêta que quand il se rendit compte que le sang qu’elle perdait la menait vers la mort. Avec un soupir, il mit ses amplificateurs et la soigna.

Lorsqu’elle sentit la chaleur des soins l’envelopper, Denayo laissa échapper une unique larme. Depuis trois jours elle n’avait pas pleuré, rien laissé paraître du fait qu’elle était encore en vie, mais les soins lui arrachèrent une larme. L’Antekami la vit, et un rictus effroyable déforma ses traits.

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univers/ryzom/denakyo/004.txt · Dernière modification : 30/11/2020 10:36 de 127.0.0.1