Un contrat

Mazé'yum avait croisé la petite apprentie alors qu'il s'apprêtait à partir pour sa ronde matinale. Quelque chose avait changé. La zoraie se tenait droite, emplie d'une résolution nouvelle. Une attitude bien différente de ses habituelles et pathétiques tentatives de paraître plus sûre d'elle qu'elle ne l'était.

Elle était allé droit au but :
– J'ai besoin que tu m'apprennes à faire le poison qui détruit les graines de vie.

La demande était suffisamment surprenante pour arrêter Mazé'yum un instant. Ce petit yubo voulait apprendre ça ? Avait-elle décidé de se débarrasser de lui ? Peu importait ses raisons, pas question de lui donner ces connaissances. Ce savoir était trop dangereux entre de mauvaises mains et s'il s'amusait bien avec cette zoraïe, il n'oubliait pas non plus qu'elle avait choisi le mauvais camp. Il reprit sa route, dépassant l'apprentie et répondant laconiquement :
– Non.
– Pourquoi, non ? Tout le monde sait le faire ici, né ?
– Non. C'est quelque chose de complexe. Mais si tu m'accompagnes ce matin, on peut en discuter.

La petite zoraie l'avait donc suivi, et ils avaient discutés, tout en cheminant à travers la faune agressive du Bosquet de l'Ombre et en effectuant les divers relevés de la zone. C'était toujours plus facile de faire cette tournée en étant accompagné. La zoraie s'épuisait vite lorsqu'elle devait le soigner et n'était vraiment pas une combattante, cependant elle avait une façon de s'accrocher qui méritait de lui laisser une chance.

Il lui avait parlé de la théorie des graines de vie. Ce savoir-là n'était pas secret bien que peu de gens s'y intéressent. Ce qui était compliqué, c'était d'agir sur la graine de vie, et de comprendre pourquoi elle survivait à des situations parfois extrêmes, et pourquoi parfois elle cessait de faire son office, dans des circonstances plus anodines. Il lui avait dit ce qu'il rabâchait à chaque meurtrier en herbe qui venait au camp : oui, il y avait des techniques pour détruire les graines de vie, non, aucune n'était fiable à 100%. Quoi qu'à part lui-même, il était à présent certain d'augmenter significativement le taux de réussite vu ses dernières expérimentations. Mais il ne pouvait pas se permettre d'occire suffisamment d'homins pour obtenir des statistiques fiables. Cela risquait d'être contre-productif face à son véritable objectif.

Il avait aussi parlé de la théorie de la signature. Pour améliorer les chances que le poison détruise la graine de vie, il fallait soigneusement doser la violence du produit face aux capacités de la victime. Trop vite, et elle mourrait avant que la toxine s'infiltre dans la graine de vie ; la résurrection des Puissances effaçait alors la tentative. Trop lent, et les défenses du corps empêchaient la substance d'arriver jusqu'à son objectif. Ainsi que divers paramètres à prendre en compte. Un bon poison se devait d'être personnalisé, et même comme ça, la réussite n'était jamais certaine du premier coup.

La zoraie avait semblée déprimée par ces informations, avant de se reprendre :
– Mais j'ai vu des homins mourir à cause d'un poison de ce genre. Aucun n'est revenu.
– Aucun, vraiment ? Et de combien de personnes tu parles ? Deux, trois, cela peut être la chance. En dessous d'une trentaine, tu ne peux pas savoir quelle est la part du hasard.
– L'alchimiste qui faisait ce poison semblait très sûr de lui.
– Et bien va le voir et demande-lui sa recette.
– Il est mort.

Mazé'yum, cynique, glissa :
– C'était un de tes professeurs, n'est-ce pas ?

Le sursaut de la zoraie lui confirma à la fois l'hypothèse et la cause du décès. Non, il n'allait vraiment pas lui apprendre le détail, à celle-ci. Il continua :

– Tu veux tuer tant de gens que ça pour devoir apprendre à le faire ? Sinon, je peux te fournir les doses nécessaires.
– J'ai entendu dire que le prix était… excessif.
– On parle de détruire une vie. Pas de faire une drogue un peu planante. Le prix dépend de la complexité du poison et donc, avant tout, de la cible. Alors, qui veux-tu tuer ?

Elle hésita un long moment, assez pour que Mazé'yum se demande si elle prenait enfin conscience de la frontière qu'elle était en train de franchir. Yubo, pas yubo ?

Enfin, elle lâcha un nom, avec réticence, comme inquiète de sa réaction. Seulement, ce nom… il devait faire partie des cinquante noms pour qui Mazé'yum était presque prêt à fournir gratuitement le poison. Presque ; il ne fallait pas abuser, ce type ne serait pas facile à tuer et demanderait beaucoup de travail. Mais le sourire sauvage qui illumina le visage du scientifique rassura l'apprentie. Elle lui donna le deuxième nom avec un peu moins d'hésitation. Et celui-ci… était dans la liste que Mazé'yum aurait payé pour avoir le droit de tuer. Juste pour le plaisir.

C'était tentant de juste dire oui. Cependant, le zorai avait bien conscience des enjeux politiques autour de ces deux homins. Enjeux qu'il ne pouvait pas complètement révéler à sa déloyale apprentie.

Il y avait de quoi se faire plaisir quand même. Il verrait de son côté ce qu'il pouvait négocier avec ses alliés.

– Je vois. Je ne peux pas te garantir la réussite à coup sûr et au premier coup, pour aucun des deux. Mais je peux te fournir de quoi tenter le coup, et le re-tenter si cela échoue et que tu es toujours aussi motivée. Cela te convient ?
– J'ai droit à combien d'essais ?
– Autant qu'il t'en faudra pour y arriver. Tu vas payer pour un résultat, pas pour un nombre de tentatives. Par contre, à toi de te débrouiller pour trouver comment l'administrer.
– Je sais comment on fait. Une dague plantée, là.

Elle montra sur son propre masque la zone où la graine de vie créait un renflement. Elle avait raison, c'était là, quelque part derrière cette bosse. Ceci dit, il s'agissait de toucher quelque chose de la taille d'une puce et plus dur que l'ambre la plus solide, perdue derrière une masse de cartilage, de chair, de cervelle et d'os. Ce n'était pas une si mauvaise méthode d'administration… du moins pour le côté spectaculaire. Il imaginait la zoraie toute menue essayer de planter sa dague dans le masque de l'autre abruti. Il voulait tellement voir ça ! Mais était-elle consciente qu'elle n'avait aucune chance ? Certes, bien exécutée, la méthode avait le mérite d'amener rapidement le poison au plus près de sa destination, mais aussi, mal dosé, de tuer encore plus vite l'homin avant même que la toxine se répande, et de toute façon il faudrait qu'un poids plume comme son apprentie attache sa victime avant de s'y risquer. Comment allait-elle s'y prendre ? C'était son problème mais l'histoire promettait d'être passionnante.

– Hummm, si tu veux. C'est toi la commanditaire. Je te fournis le poison, dans l'optique d'un coup de dague bien placé, et tu en fais ce que tu veux.

L'air soulagé de la zoraie aurait donné du remords à quelqu'un de plus sentimental que Mazé'yum. Il faudrait qu'il lui fasse signer un contrat en bonne et due forme, qu'elle ne vienne pas lui reprocher ensuite les termes sybillins pour lesquelles elle s'engageait.

– Et maintenant, la question du paiement. Une vie pour une vie.
– Jia ? Tu veux que je tue d'autres personnes ?
– Non. Je veux que tu donne la vie, pour chacun des deux.

L'air perdu de la zoraie était assez amusant, mais c'était une affaire sérieuse. Il lui exposa sa thèse sur l'extinction de la race homine, la nécessité de maintenir un renouvellement de la population, si possible en favorisant des appariements donnant de bonnes chances d'avoir des homins valides et solides. Il lui rappela qu'elle était fertile, puisqu'elle était tombée enceinte plusieurs fois, et d'une bonne lignée puisque son fils survivant semblait physiquement parfait ; qu'elle avait des capacités intellectuelles même si elle les avait un peu trop négligés. Que lui-même venait d'une famille où tout le monde avait une bonne constitution et avait son lot de génies ; bref, que ce genre d'appariement pouvait donner lieu à de bons spécimens.

L'air dégoûté et horrifié de la zoraie était éloquent. Il s'en moquait, le but n'était pas qu'elle y prenne du plaisir, mais qu'il s'assure d'une descendance et fasse sa part. Mais il lui fallait quand même son accord, car la mettre enceinte n'était que le premier pas. Ensuite, il faudrait qu'elle reste sobre toute la durée de la grossesse et de l'allaitement, et qu'elle laisse les enfants rejoindre la tribu lorsqu'ils seraient en âge d'apprendre à lire et d'être autonome. Et évidement qu'elle ne les tuent pas, à un moment ou un autre.

- Tu es f…

Elle s'arrêta à temps, juste avant de le dire. Et il se retint de lui mettre une baffe. Il avait compris depuis longtemps que la frapper risquait de mettre un terme définitif à leur collaboration, même si cela le démangeait souvent.

Le reste fut une suite de négociation. Ils parvinrent enfin à un accord. Le premier enfant avant la première tentative de meurtre ; cela laisserait le temps à Mazé'yum de créer le poison et de s'assurer qu'elle s'acquittait de sa part. Le second une fois l'affaire réglée. Il savait qu'il ne verrait jamais celui-ci, mais peu importait. Tout fut noté sur papier en deux exemplaires et signé par chacun des deux.

Il est acté le contrat suivant entre Yon Muai-Heo et Ylang Hao Sen Siang :

  • Ylang Hao Sen Siang s'engage à porter et mener à terme l'enfant de Yon Muai-Heo, en s'interdisant toute prise de produits autre qu'une nourriture saine et équilibrée, de l'eau de boisson ou du chaï, tout le temps de la grossesse et de l'allaitement. L'enfant issu de cet accouplement devra être remis au Cercle Noir au plus tard à ses cinq ans, les modalités de son hébergement pouvant être renégociées selon accord des deux parties. Dans le cas où Ylang Hao Sen Siang ne souhaiterait pas s'occuper de l'enfant, elle devra le confier à Yon Muai-Heo qui sera le seul à même de décider de la destinée de l'enfant à partir de ce moment. Dans le cas d'une naissance gémellaire, ou plus, les deux premiers enfants seront soumis aux même conditions.
  • Après l'accouchement, Yon Muai-Heo s'engage à fournir à Ylang Hao Sen Siang des substances pour tenter de détruire les graines de vie de :
    • Zhen des Illuminés et de la Lune Éternelle
    • Feinigan Mac'lan des Contrebandiers et de la Compagnie de l'Ombre
  • Yon Muai-Heo s'engage à fournir autant d'échantillons que nécessaire, jusqu'à ce qu'Ylang Hao Sen Siang s'estime satisfaite des résultats de son entreprise ou y renonce.
  • Une fois cette part du contrat accomplie, Ylang Hao Sen Siang s'engage à donner un second enfant à Yon Muai-Heo, sauf si la première grossesse a donné lieu à une naissance multiple. Dans ce dernier cas, Ylang Hao Sen Siang sera alors libre de ses engagements.

Fait en deux exemplaires, le Thermis 29 1st AC 2621, et signé des deux parties.

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univers/ryzom/retour/2022_11_14.txt · Dernière modification : 05/01/2023 14:38 de Zatalyz