Les voisins ne partaient pas, et il fallait partir ensemble pour avoir une chance de passer. Presque tout le monde avait déserté la ville, mais ses parents et le couple voisin étaient encore là.
Pour la troisième fois de la matinée, sa mère tentait de convaincre sa voisine de partir.
-Il ne viendra plus à présent. Il vous attend sans doute déjà là-bas.
-Il est tellement tête en l’air ! Quelque chose a dû le retenir. Il va arriver, il suffit d’attendre encore un peu !
Et pourquoi ne partaient-ils pas ? Parce que le fils des voisins n’était pas encore revenu. À attendre ceux qui attendaient, le dernier convoi pour Pyr partit, et Jen Laï devint silencieuse.
Dénakyo aussi restait silencieuse. Elle venait tout juste de revenir avec son masque tout neuf de l’Arbre Éternel et déjà, il fallait partir. Elle aurait aimé pouvoir profiter de sa ville natale, retrouver les lieux de son enfance après sa longue absence, mais les kitins en avaient décidé autrement. L’Essaim arrivait, les homins évacuaient les villes.
-Demain, demain, nous partirons, même s’il n’est pas là.
Demain, comme les jours précédents, le fils ne donna aucun signe de vie, et la journée s’écoula dans l’attente et l’angoisse. On entendait les kitins enrager contre la barrière des Kamis.
-Ma-duk nous protège, murmurait sa mère, et Dénakyo essayait de ne pas entendre la peur dans sa voix.
-Les Kamis veillent sur nous, déclamait son père, et Dénakyo ne voulait pas voir le tremblement de ses mains.
-La Déesse prend soin de ses enfants, elle va le ramener, psalmodiait la voisine, et Dénakyo aurait voulu ne l’avoir jamais connue.
Un jour, un grand fracas résonna dans la jungle, et les cliquetis des kitins se firent plus fort. Ses parents n’échangèrent qu’un coup d’œil, et dans ce regard toute l’angoisse de l’instant passa. Son père et les voisins prirent leurs armes et coururent vers l’entrée de la ville, tandis que sa mère la traînait dans la cave, refermant la lourde porte sur elles, intimant à sa fille de garder le silence.
Silence brisé tandis qu’un cyclone semblait s’abattre sur la ville. Les cris des kitins résonnaient au-dessus de leurs têtes, le bruit du feu qui dévorait les bâtiments, l’écroulement des structures…
Blottie sous sa mère, Dénakyo ne pensait plus qu’une seule chose en boucle dans sa panique :
-Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir…
Combien de temps dura la destruction ? Une heure, un jour, une semaine ? Impossible de compter le temps sans lumière extérieure. Il y avait de l’eau et de la nourriture dans la cave, “au cas où”, et le “cas où” était arrivé, semblant ne jamais finir. Puis au sortir d’un sommeil cauchemardeux, Dénakyo remarqua un silence douloureux. Cela avait aussi réveillé sa mère. Tant de calme après le maelström des jours précédents… Pourtant sa peur ne refluait pas. Elles attendirent un long moment encore, silencieuses, attentives au moindre bruit pouvant leur donner un indice sur ce qui rôdait dehors…
Puis sa mère se releva, s’étirant sans faire de bruit, signifiant à sa fille de rester cachée et muette.
Elle ouvrit la porte de la cave, sortit à l’extérieur, puis revint après ce qui sembla une nouvelle éternité à l’enfant.
-On dirait qu’ils sont partis, murmura-t-elle.
Retrouver la lumière du jour après tant de temps dans le noir était presque douloureux. Dénakyo s’accrochait à la main de sa mère, contemplant d’un air effaré la ville détruite. Leur maison même n’avait pas été épargnée, une partie du toit s’étant effondrée. Elles avaient eu de la chance de ne pas être ensevelies sous les décombres.
Les deux homines étaient là, bien trop exposées, pas assez attentives à ce qui n’était pas la destruction de leur quotidien.
Le dard d’un kirosta transperça le corps de la mère, éclaboussant l’enfant de son sang. Dénakyo resta tétanisée sur place, contemplant sans l’accepter l’immense kitin qui semblait surgi de nulle part. Comme au ralenti, elle le vit se dépêtrer du corps de sa mère, le jetant comme une marionnette brisée, puis se tourner vers elle…
Et l’ignorer.
Le kirosta se retourna, dardant la terrible pointe de son abdomen vers une autre cible qui venait de lui mettre un vilain coup par-derrière. L’homin qui lui faisait face avait une armure rutilante et une lourde massue, mais bondissait et glissait autour du kitin comme si c’était une danse. Échappant de justesse à un autre coup de dard, il éclata d’un grand rire, tout en écrasant sa masse sur la tête du kitin. Ce dernier finit par s’écrouler ; l’homin donna encore quelques coups avec délectation.
-Purée de kiro au menu ! déclara-t-il en éclatant de rire à nouveau.
Il tourna la tête de gauche et de droite, vérifiant si d’autres retardataires rôdaient, puis releva son casque doré.
Dénakyo contempla alors celui qui venait de la sauver, sortant peu à peu de sa torpeur. C’était un Zoraï, comme elle, aussi âgé que ses parents. Mais son masque était une abomination. Les cornes brisées, ce qui restait marqué de cicatrices profondes… Elle frémit et se reprit. Il l’avait sauvée, non ? Il était forcément du bon côté.
Il se rapprocha d’elle, la détaillant de haut en bas d’un air calculateur.
-Tu es blessée ?
Dénakyo ne put que secouer le masque. Le sang et la sève qui la recouvrait étaient ceux de sa mère. À cette pensée, son esprit se bloqua.
-M… Mi…
-Elle est morte. Tu es en vie. Si c’est trop lourd à supporter, je peux arranger ça, dit-il d’un ton froid en empoignant sa massue d’une façon menaçante.
Dénakyo ravala ses larmes aussi sec, regardant l’homin sans oser comprendre, ne comprenant que trop bien. Enfin elle murmura :
-Vous m’avez sauvée ?
-Je ne t’ai pas sauvée. J’ai profité de la distraction du kitin pour lui mettre un coup de plus. Tu comptes rester là jusqu’à ce que d’autres reviennent ?
Et sans attendre de réponse, il partit dans la ville. Dénakyo le contemplait, effarée, puis sursauta lorsqu’un bâtiment finit de s’effondrer un peu plus loin. Alors elle courut à la suite de l’homin.
-Attendez-moi ! Ne me laissez pas seule !