Elle avait suivi l’homin, persuadée de mourir si elle restait seule. Lui, il était vivant, il avait l’air de savoir se débrouiller, donc rester à ses côtés augmentait ses chances de survie. Peut-être qu’il l’emmènerait dans le Désert retrouver les autres réfugiés.
Espoir stupide qui n’avait pas fait long feu. La seule bonne chose, c’est qu’il ne lui avait pas dit de partir. Quand elle l’avait rejoint, il avait énuméré une liste de règles qu’elle ne devait pas enfreindre. Ne pas faire de bruit. Faire ce qu’il disait sans discuter. Ne pas se plaindre. Suivre ses pas, ne pas s’éloigner. Ne pas traîner dans ses pattes quand il y avait du combat. Obéir sans délai.
Dans les ruines de Jen Laï, il avait commencé à la mettre un peu à l’épreuve. Elle pensait à ses parents et n’arrivait pas à retenir ses larmes : au bout de deux minutes à sangloter, il lui avait donné une grande claque en lui ordonnant de se taire. Et lorsqu’elle s’était remise à pleurer aussi discrètement que possible, il avait pris son masque entre ses mains, le serrant à lui faire mal, et d’une voix doucereuse lui avait signifié qu’elle avait le choix entre se taire, partir, ou mourir.
Elle n’avait plus rien dit, le regardant fouiller les maisons en silence, portant les sacs qu’il remplissait de ses trouvailles.
-C’est lourd… finit-elle par chuchoter. Et ce n’est pas bien de piller les maisons des gens.
-Va dire ça aux kitins et aux morts. Ils seront ravis d’écouter tes arguments.
Il avait aussi posé des pièges à certains endroits. Pas vraiment là où on aurait imaginé les kitins passer, plutôt… La jeune zoraïe finit par le faire remarquer :
-Les homins risquent de les déclencher.
-Je n’y avais absolument pas songé, répondit le guerrier avec un rictus mauvais.
-Vous en avez même mis dans la bibliothèque.
-Vu ce qu’il en reste, c’est sans doute inutile, mais il ne faut négliger aucune piste.
Dénakyo avait alors commencé à avoir vraiment peur. C’était un dingue, un vrai, un zoraï-goo, plus de doute à présent. Mais sans lui, elle n’avait aucune chance. Surtout s’il truffait de pièges les lieux où les réfugiés pouvaient passer.
Ils avaient fini par se rendre à un petit camp dissimulé en dehors de la ville, Dénakyo pliant sous le poids des sacs. Pour la première fois, le guerrier lui avait adressé la parole avec ce qui ressemblait à de la satisfaction.
-Lao. Tu ne t’es pas trop mal débrouillé, ça me fera un voyage de moins.
Elle s’écroula tandis qu’il organisait ses marchandises, mangeant à peine ce qu’il lui donna plus tard.
-Repose-toi. La route est longue demain.
-On va dans le désert ?
-Pas exactement, ricana-t-il.
Elle n’aimait pas la façon dont il la regardait. Il semblait la jauger et rire de ce qu’il devinait, un amusement qui n’avait rien de plaisant.
Ils partirent le lendemain avec un seul mektoub, eux-mêmes bien chargés.
-Pourquoi vous ne trouvez pas un autre mektoub ? Demanda la zorette.
-Ça ne sert à rien de perdre trop de marchandises en une fois. Ils ne sont pas très résistants. S’il meurt, on pourra récupérer ce qu’il porte avant que ce soit abîmé.
Ils arrivèrent aux champs de goo du Bosquet de l’Ombre. Le guerrier lui tendit un foulard, qu’elle prit sans comprendre.
-Ton hominité te permet de mieux résister, mais tu ne peux pas prévoir quand elle décidera de te dévorer, dit-il tout en vérifiant que son armure était bien ajustée, puis en mettant le foulard sur son masque.
Voyant que Dénakyo ne bougeait pas, il lui jeta un regard de pur mépris :
-Soit tu te dépêches, soit je te ficelle sur le mektoub.
-Vous… vous n’êtes pas en train de dire qu’on va se rapprocher de la…
Le mot se coinça dans sa gorge. Comme de nombreux Zoraïs, Dénakyo avait été élevée dans la crainte du Fléau, rendant son évocation même à la limite du tabou. Mais où pouvaient-ils aller d’autre ? Il n’y avait plus de chemin ici, on était aux confins du Pays malade. Elle se mit à reculer, décidant enfin que les kitins ne pouvaient pas être pires.
En un fragment de seconde, il fut sur elle, fauchant ses jambes pour la mettre à terre, puis sortant une corde d’elle ne savait où, la ligota rapidement. Enfin il lui mit le foulard sur le masque, et la balança en travers du mektoub.
-Voilà, tu hésiteras moins comme ça ! Mais ça m’oblige à abandonner des marchandises. Ah, d’être aussi bon, ça me perd toujours !
Ignorant les protestations et les larmes de la zorette terrifiée, il commença à s’engager dans la goo. Dénakyo sentait le mektoub renâcler à avancer derrière son maître, mais suivant quand même.
Ils progressaient lentement. Le guerrier prenait le temps de sonder le chemin spongieux avant d’avancer. L’odeur âcre et fétide de la Goo asphyxiait Dénakyo, lui arrachant des quintes de toux, mais le plus terrible était de savoir que le poison s’infiltrait ainsi dans son corps, la contaminant un peu plus à chaque instant passé dans ce cloaque.
-Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir… murmurait la jeune homine comme un mantra.
Les heures passaient, interminables, et le monde n’était plus que violet.
Au milieu de la goo, une large bande de terrain était épargnée, un îlot intact dans la dégénérescence environnante. C’est là que le guerrier avait établi son camp permanent, protégé par la corruption. L’odeur ignoble et les nuages pestilentiels cachaient la retraite aux yeux des kitins, des prédateurs et des homins. Il détacha Dénakyo. Elle resta prostrée, terrifiée, le regardant décharger le mektoub d’un regard halluciné.
Lorsque l’odeur de la viande en train de griller sur le feu vint lui chatouiller les narines, éloignant un peu le parfum délétère du Fléau, elle se rendit compte qu’elle était affamée. Tremblante, elle se rapprocha du foyer. Elle n’avait rien avalé depuis la veille, et même là elle n’avait pas mangé grand-chose. À présent la faim lui tordait les entrailles.
Le Zoraï prit le morceau de viande qu’il avait fait griller, et l’avala sans rien dire sous le regard fixe de Dénakyo. Elle gardait le silence, mais son ventre était suffisamment éloquent. Lorsqu’il eut fini, elle tremblait et serrait convulsivement les poings, mais la peur la retenait de dire quoi que ce soit. Ce type était fou, elle n’avait pas l’intention de le provoquer.
-Si tu veux manger, il va falloir mériter ta pitance. Tu as été un poids mort aujourd’hui.
-Qu’est-ce… qu’est-ce que je peux faire ?
-Tu aurais pu m’aider à décharger. Pour ce soir, il n’y a rien de plus à faire. Tu trouveras peut-être une idée demain ?
De nouveau ce regard qui la mettait mal à l’aise, son masque lacéré aux expressions malsaines, comme s’il avait des idées désagréables la concernant. Elle recula, retournant vers le mektoub pour rester loin du Zoraï. La faim lui tordait les entrailles, mais la nausée provoquée par l’odeur de la goo aidait à l’oublier un peu. La chaleur de la monture et sa présence anodine était une bouée dans cet enfer pourpre. Arriverait-elle à ressortir de là ? Elle n’avait aucune idée de la direction à suivre. Marcher au hasard dans la goo était le bon moyen pour en mourir. Elle ne voulait pas mourir… Elle voulait que sa mère et son père soient encore là, que tout ça ne soit qu’un cauchemar…