Jour après jour, Dénakyo dépose de petites offrandes au pied du kami de Zora. Toujours furtivement, tentant de n’être vue par personne d’autre que le kami.
Les rires de la petite boule de poil quand elle trouve un cadeau particulièrement apprécié la remplissent autant d’effroi que de soulagement.
Fakuang se doute de quelque chose, elle le sait. Il l’a interrogé une ou deux fois, avec une douceur qui présageait le pire. Elle a parlé de Krokwai et de ses jeux, espérant détourner ses soupçons. Il n’est pas dupe, elle le connaît bien assez pour savoir qu’elle n’a pas réussi à donner le change, mais le fait qu’il ne semble rien entreprendre, qu’il n’ai même pas essayé de lui faire avouer par la force, est des plus inquiétant. Elle tremble de peur, certaine qu’il va trouver quelque chose de pire encore que tout ce qu’il a pu faire jusqu’à présent. Après tout, elle l’a vu faire des choses ignobles, mais elle-même a été relativement épargnée jusque là. Par rapport à ce dont il est capable.
Plus d’une fois, elle arrête ses offrandes, certaine qu’il a embauché un espion pour la surveiller, que tout va être révélé. Mais régulièrement, ses aller-retour l’amènent à passer devant les Kamis du Pays Malade. Elle sent leurs yeux la suivre. Elle a parfois l’impression de sentir comme une douce caresse l’effleurer.
Elle a tant besoin d’y croire qu’elle finit par revenir, pour entendre ce rire clair qui ne s’adresse qu’à elle, un rire franc et sans malice, un rire d’une joie simple et douce.
Elle passe aussi un peu de temps chaque jour à se recueillir devant la stèle des Disparus de Jen-Laï. Elle sait que l’Éveillée Fey-lin a lancé un appel pour que chacun indique le nom des homins disparus à inscrire, mais elle n’a rien osé dire. Personne ne se souvient de l’enfant qu’elle était. Un jour, elle le sait, ils apprendront ce qu’elle a dû faire pour survivre. Elle ne veut pas que ce jour-là, la honte qui l’accablera rejaillisse sur ses ancêtres. Elle n’est plus que Dénakyo, la créature de Fakuang, la catin de Krokwai, le jouet des Antekamis ; elle ne veut pas que ces choses-là entachent les souvenirs de son enfance. Alors les noms de ses parents ne seront pas sur la stèle, mais elle les murmure chaque jour devant elle, leur demandant de lui pardonner, leur souhaitant le repos.
Elle remarque un jour le regard que pose Chaoi, le bonze de Zora, sur elle. Pensif, scrutateur. Elle sent l’étreinte familière de la terreur lui serrer le cœur.
— Pitié, kamis, ne lui dites pas… chuchote-t-elle ce soir-là lors de son offrande.
— Chaoi bon homin, chantonne le kami.
— Je vous en supplie, gardez le secret… s’il l’apprend…
Elle ne sait pas elle-même de qui elle parle, Chaoi ou Fakuang. Elle craint le jugement du premier et encore plus la réaction du second.
Elle joue un jeu mortel, elle le sait. Elle qui a passé tant de temps à survivre, acceptant tout, elle risque de mettre tout en péril pour le rire d’un kami, pour un léger moment de paix où, l’espace d’un instant, elle s’est sentie moins seule. Il faut qu’elle arrête, il faut qu’elle apaise Fakuang, qu’il n’apprenne rien…
Un soir, c’est l’Eveillée Fey-lin qui l’aborde. Elle se souvient que Dénakyo a évoqué ses parents lors de la Cérémonie, elle l’invite à donner leurs noms.
Plus que jamais, Dénakyo hésite à tout dire, à demander de l’aide. Mais elle sait que ce n’est pas aussi simple. Sans doute les zoraïs chercheront-ils à la protéger, dans un premier temps, mais cela énervera Fakuang, le mettra dans une des ces rages lentes qui réclame vengeance. Même si elle arrivait à lui échapper un temps, il finirait par lui remettre la main dessus à un moment. Et là… Elle frissonne. Elle ne souhaite pas mentir à l’Eveillée, mais elle ne peut pas lui dire. Elle doit continuer à jouer à la frontière de deux mondes. Au moins à présent elle peut passer du temps dans les villes, avec des gens normaux. Même s’ils sont comme derrière une muraille d’ambre, elle peut les voir, et cela l’apaise un peu.
Elle a cédé à une impulsion et donné son vrai prénom à l’Éveillée. Et quand cette dernière l’a prononcé, elle a senti un frisson de bonheur la parcourir. C’est si bon d’être reconnu. Elle a cependant honte de la tromper, de devoir lui cacher des choses.
Le soir, elle le dit aussi à Krokwai.
— Au fait, mon vrai prénom, c’est Ylang Hao. Dénakyo, c’est juste le surnom que m’a donné Fakuang.
— Ha bon ?
— Yui.
— Ylaho, j’aime bien.
Elle ne pensait pas qu’il essayerait même de le prononcer. Alors de l’entendre le dire, même un peu écorché (comme son masque et son esprit finalement), cela réchauffe le cœur de la zorette qui a peu de bonheur de ce genre. Pour la première fois depuis longtemps, elle a un vrai sourire. Elle a presque envie de l’aimer, son petit Antekami maladroit… Et encore plus quand, toujours à côté de la plaque, il propose d’aller « sauver ses parents des kamis ». Ce n’est pas très approprié, mais qu’il envisage de sauver quelque chose qui lui tient à cœur… Il est bête, mais elle en est sûre, il n’est pas si mauvais que ça dans le fond. Toujours moins que Fakuang de toute façon.