Fakuang ouvrit les yeux, désorienté, se demandant où il était. De l’herbe. Un parfum de Dorotea en fleurs. Il se releva, s’étonnant de se sentir si faible, si lourd. Sa mémoire fragmentée se rappela alors les derniers jours, le poison qui progressait doucement dans ses veines, les moqueries de Pei-Jeng. Le soutien si particulier de sa tribu dans sa lente agonie.
Il ne pensait pas en réchapper. Il avait sa petite idée d’où venait l’étrange maladie qui l’avait emporté ; tout le monde savait, en fait. Est-ce que sa tribu avait essayé de négocier un antidote avec le Cercle Noir ? Sans doute que non et même si c’était le cas, il savait qu’il n’avait pas été soigné.
Fakuang les avait maudits durant son agonie de se servir de lui pour cette leçon. Comme si tuer un Antekami allait émouvoir les autres. Pei-Jeng tenterait à nouveau, un de ces jours, d’obtenir un peu plus que ce que le Cercle lui donnait ; que Fakuang soit mort ou vivant ne changeait rien. Sauf pour l’intéressé, bien sûr.
Peut-être aussi que le Cercle n’était pas derrière cette histoire. Il n’avait pas été en état de mener une enquête en bonne et due forme. Et sur qui taper pour obtenir les informations, quand on n’a pas la force de se lever et qu’on ne sait même pas d’où le poison est venu ?
Il regarda autour de lui, cherchant à comprendre où il avait bien pu atterrir et par quel miracle il était encore en vie.
Peut-être n’était-il plus en vie d’ailleurs, et qu’il s’agissait là d’une sorte de vie après la mort. Peut-être que l’âge d’or kami était arrivé et que ses victimes allaient venir chercher vengeance. À cette idée, Fakuang eut un sourire narquois. Il serait ravi d’en revoir certaines et de s’amuser encore.
Mais il n’y avait que le Néant lorsque la Graine de Vie était détruite, et sa graine de vie n’avait pas pu survivre. Alors, qu’est-ce qui se passait ?
Ce n’était pas le Bosquet. La région ressemblait plus à la forêt. Des arbres majestueux, une écœurante douceur dans l’air, comme une invitation à la paix… À vomir.
Fakuang finit de se redresser, tentant quelques pas mal assurés. Il se sentait aussi faible qu’un yubo. Mais vivant, vivant ! C’était tout ce qui comptait.
Il entendit plus loin des rires, le bruit des armes qui ferraillaient, et s’en approcha prudemment. Ses gestes étaient gourds, maladroits ; là où autrefois il se serait fondu dans les ombres, aujourd’hui il lui semblait être aussi discret qu’une bodoc gravide.
C’était un camp, avec une tour de guet au milieu qui se dressait sur un promontoire. Les tentes étaient de tous les pays : fyros, zoraï, matis, tryker. Un petit camp, mais avec du monde. Fakuang ne se sentait pas la force de se battre, encore moins de courir, mais il lui fallait savoir où il était. Un souvenir désagréable et improbable essayait de se rappeler à lui.
Il s’approcha à découvert, feignant une tranquillité qu’il était loin de ressentir.
Une trykette l’aperçut et cria :
-Un réfugié !
Aussitôt, un essaim d’homins l’entoura, lui souhaitant la bienvenue, amicaux, sans même poser de questions sur son masque, le tirant et le poussant vers la colline. Là se trouvait un grand zoraï qui contemplait l’horizon, jetant un regard bienveillant à la troupe qui s’amenait.
-C’est Chiang le Fort, souffla la trykette, le meilleur des Rangers !
Fakuang retint de justesse une grimace à la mention des Rangers. Crétins de pacifistes inutiles. Et Chiang… ce nom lui disait quelque chose, mais quoi déjà ?
Le Ranger le regardait, détaillant l’arrivant avec un masque aimable, lui souhaitant la bienvenue à Silan. Et Fakuang comprit soudain pourquoi tout cela lui disait quelque chose. Bien sûr, il ne pouvait pas le reconnaître, la dernière fois qu’il l’avait vu, l’antekami n’avait même pas son masque. Mais il était vraiment perdu. Comment avait-il atterri sur Silan ? Cette île était sensée être contrôlée uniquement par les Rangers !
Chiang n’était pas aussi aveugle que ses contemporains. Alors que les autres réfugiés et Rangers se dispersaient, il demanda à Fakuang :
-Ces cicatrices, sur ton masque, d’où viennent-elles ?
-Des mauvaises rencontres avec les kitins, répondit l’Antekami le plus naturellement du monde.
Ce n’était pas le moment de se faire lyncher en place publique. Chiang le dévisageait, pas complètement satisfait de la réponse, mais que pouvait-il dire ?
Dans les jours qui suivirent, Fakuang démarra une lente convalescence. Le poison l’avait vidé de ses forces et ce qui lui paraissait facile autrefois lui était devenu pénible à présent. La hache lui semblait trop lourde à porter, les rendors étaient soudain devenu plus agiles et se dérobaient à ses coups, la sève ne circulait plus assez vite dans ses veines pour lancer de vrais sorts… Jour après jour, il s’entraînait à retrouver sa force antérieure, mais il dut bientôt se rendre à l’évidence. Ce serait long, très long…
Il évita le camp des Rangers autant que possible. Chiang l’avait à l’œil depuis qu’un des réfugiés s’est plaint de s’être fait bousculer. Vilain yubo geignard… C’était une île trop petite pour pouvoir s’amuser.
Il avait aussi des souvenirs ici. Un moment, il se demanda si sa résurrection étrange n’était pas une seconde chance que lui offrait Atys, si ce n’était pas un signe pour se racheter. C’était bien le genre des fourbes petits démons kamis. Si c’était le cas, il allait effectivement en profiter. Sa seconde vie serait encore plus flamboyante que la première. Il répandrait la terreur, la goo et la destruction.
Dès qu’il aurait retrouvé ses forces.