Schéhérazade
J’aimais, plus jeune, me perdre dans ce sommeil profond qui égare dans les Brumes.
Au fil des nuits, les contrées changeantes du monde du rêve me devenaient familières, les chemins sans cesse mouvants sous mes pieds me conduisaient chaque soir plus loin.
Et puis une nuit, perdue dans des nuages de saragouin, à décortiquer des finthume, je vis un homme étrange s’avancer. Fin comme un Créateur, la peau délicatement mate, il émanait de lui une impression contrastée de grand pouvoir et de fragilité. Sa tenue de valet mettait en valeur des yeux dans lesquels j’aurais bien aimé me perdre.
-La Reine vous attend, déclara-t-il.
C’est ainsi dans le Monde des Rêves : les choses extraordinaires se produisent comme si elles coulaient de source. Je ne savais rien de l’aventure qui m’était présentée et je ne pouvais que la suivre.
Nous traversâmes les nuages pour arriver en vue d’un palais fabuleux. C’était une forêt de minarets aux toits en forme de graines, dont la couverture d’or et d’argent scintillait sous les lunes, de moucharabiehs finement travaillés laissant filtrer la lumière tremblotante de bougies, le tout dans des jardins immenses embaumant le jasmin et l’oranger.
Ébahie, je suivais mon guide, me gorgeant de ce spectacle somptueux. Derrière les persiennes, on voyait parfois des ombres passer et l'on entendait des murmures gloussants. Mais en dehors de cette présence furtive, nous aurions pu être seuls. Je me souviens encore avec précision du froid des mosaïques sous mes pieds nus, de l’air doux de la nuit, du bruit des rossignols et des fontaines, tandis que nous avancions dans ces salles magnifiques et étrangement désertées.
J’arrivais enfin devant la Reine. Nonchalamment étendue sur un sofa recouvert d’étoffes précieuses, son regard fardé de khôl se portait au-delà des limites de son domaine, contemplant les étoiles d’un air songeur.
Le valet nous laissa en tête à tête, refermant derrière lui les lourdes portes d’ébènes et de bronze. À ce moment, elle reporta son attention sur moi. Je frissonnais sous ce regard intense : il était à la fois féroce et d’une tristesse si profonde que rien ne semblait pouvoir l’apaiser. Je sentis alors en moi un démon familier s’éveiller : je voulais savoir. Connaître l’histoire de ce palais où les habitants n’étaient que des ombres, la raison de la défiance et les causes du malheur de cette reine si belle. Je savais sans l’ombre d’un doute que je ne pourrais pas repartir avant d’avoir apaisé ma curiosité.
À de nombreuses reprises déjà, cette curiosité maladive m’avait forcé à des Réveils douloureux. Je sentais que l’histoire à trouver ici était pleine de ces périls mortels. Je ne pouvais cependant m’empêcher de désirer en savoir plus.
C’est ainsi que commença mon long séjour dans ce palais. Nuit après nuit, je me retrouvais seule avec la Reine. Je compris bien vite que je ne sortirais pas de ce rêve, même si je le désirais, avant d’avoir démêlé tous les fils. Et si j’échouais, alors je me retrouverais ombre errante à mon tour dans ce palais, condamnée nuit après nuit à soupirer au passage de Rêveurs qui tenteraient à leur tour leur chance. La Reine elle-même était prisonnière de cette cage dorée, seule capable de libérer ses suivants, si seulement elle trouvait celui ou celle qui saurait la délivrer de ses propres tourments. Nous avions signé un pacte, bien que nous ne l’ayons jamais évoqué à voix haute.
Et nuit après nuit, le palais se peuplait de nos histoires.
Souvent, je restais à ses côtés, écoutant avec attention ses récits, tentant de lui faire préciser un élément du conte ; elle déjouait facilement mes tentatives infantiles pour la faire plus parler. L’aube alors se levait ; d’un baiser, elle me congédiait et je me Réveillais. Ces jours-là, je luttais contre l’Oubli qui vient à la sortie des Rêves, cherchant à retenir les fragments d’histoires afin de pouvoir mieux les analyser, espérant trouver dans l’Éveil la clé de ce songe étrange. Mais la lumière du jour chassait ces souvenirs avec férocité. Et lorsque le sommeil enfin revenait, j’avais oublié mes questions et mes interrogations.
Parfois, à mon tour, je racontais des histoires et des contes, mêlant vérité et invention, cherchant ainsi à égayer son cœur et déverrouiller le cadenas qui verrouillait les lieux. C’était chercher la solution de l’énigme à tâtons.
Certains soirs, les mots perdaient de leur sens et un autre langage naissait. Lorsque l’aube m’arrachait enfin à ses bras, je me demandais alors si c’était le signe que je commençais à m’approcher de ce que je cherchais, ou si au contraire cela signifiait que je m’étais perdue.
Mais toute histoire a une fin, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite en entamer une autre. Les années passèrent dans le palais, et la vie s’éveillait en son sein. Timidement, mais sans faiblir, le palais s’animait. Je sentais que le Rêve allait de nouveau changer.
Ce jour-là, lorsque j’ouvris les yeux dans le monde de l’Éveil, mon amie Xunno'i me regardait en souriant. La Clé du Rêve m’apparut alors.
-Tu rêvais, me dit-elle, tes yeux papillonnaient.
Obéissant à une impulsion soudaine, je l’embrassais. Ses lèvres avaient bien le même goût que celles de la Reine…