Mise au point
Finalement, il n’avait rien dit à sa tribu. Garder le stock de drogues pour son usage personnel était tout aussi intéressant. Ce qui l’avait décidé était la tronche que Pei-Jeng lui avait faite à son retour. Avec tout ce qu’il avait fait pour la tribu, elle aurait pu croire un peu plus en lui ! Elle semblait persuadée que tout était de sa faute. Ce qui était vrai, d’accord, mais c’était à l’origine pour la tribu qu’il avait fait ça ! Et peut-être un peu pour cacher le fait qu’il avait dépensé l’argent qu’on lui avait confié.
Il avait pourtant bien argumenté avec le Cercle Noir, rendant le matis responsable du chemin suivi. Ce dernier ne se remettait pas bien du traitement et restait incohérent. Si Fakuang ne s’était pas trompé dans ses dosages, même si le matis s’en sortait, il garderait un souvenir confus des moments précédant son trépas, donc de sa responsabilité. Sinon, son histoire était suffisamment bien ficelée pour qu’il le traite de menteur. Le Cercle noir avait finalement fini par accepter de leur livrer la moitié du chargement initialement prévu sans contrepartie financière.
Les relations entre les deux tribus n’étaient pas au beau fixe avant ça, elles devinrent encore plus tendues. Mais les Antekamis avaient besoin du Cercle noir pour se fournir en amusements divers et variés, et le Cercle Noir avait grâce aux Antekamis autant de cobayes que nécessaire. Les Zoraïs rebelles amenaient régulièrement des prises au Cercle, ils n’allaient pas révéler le sort qui attendait les homins capturés à la Théocratie, ils acceptaient aussi de se charger de faire disparaître les preuves contre quelques avantages en nature.
Le Cercle noir était composé de scientifiques et de commerçants : s’ils pouvaient éviter le combat direct, ils le faisaient. S’ils avaient des gens à payer pour de sales besognes, c’était autant de temps gagné pour se consacrer à des choses plus intéressantes.
Il n’y avait pas de besogne assez sale pour rebuter un antekami. Ils étaient tous complètement fous, une folie furieuse simple à utiliser pour qui comprenait ce qui les intéressait. C’était avant tout des combattants brutaux. Certains d’entre eux étaient plus finauds que les autres, mais la tribu ne vivait que pour la destruction.
L’alliance entre les deux tribus était une alliance de raison, chacun ayant tout à gagner à une paix relative et beaucoup à perdre dans une guerre. Cela ne voulait pas dire qu’ils s’appréciaient ou même se comprenaient.
Le tour que Fakuang avait joué à tout le monde rajouta un peu d’huile sur le feu.
Aussi, lorsqu’un messager du Cercle vint à leur camp pour leur annoncer que lors de la prochaine livraison, Fakuang devait venir accompagné de Pei-Jeng Pingi, ils suspectèrent un mauvais coup.
Mais avaient-ils le choix ? C’était ça ou se passer des drogues et déclarer la guerre. Ce n’était pas envisageable.
Tout le long du chemin, la Cheffe injuria Fakuang et son manque de discernement. Il grinça des dents mais ne répondit rien. Elle était beaucoup plus forte que lui et mourir sur la route les mettraient en retard. En silence, il inventait des stratagèmes pour lui arriver à la dominer, plus tard. Profiter qu’elle soit abrutie par la drogue, se glisser dans sa tente et… non, la dernière fois qu’il avait fait ça il s’était retrouvé à sécher au soleil sur une termitière durant plusieurs jours, ça n’avait pas été très amusant. Ou bien glisser dans son repas un truc qui la rendrait malade plusieurs jours et en profiter pour monter ses officiers contre elle, puis…
L’une injuriant, l’autre ruminant des plans en silence, ils finirent par arriver au campement et furent amenés dans la tente de Ba'Wity Codgan. Malgré sa petite taille et son air presque innocent, Ba'Wity gérait le Cercle Noir d’une main de fer depuis de nombreuses années. Il était rare qu’il parle aux étrangers et en général, cela n’amenait rien de bon pour les étrangers en question.
-Nous avons rencontré plusieurs problèmes dans nos échanges ces derniers temps, déclara le tryker d’une voix posée. Il est temps de revoir un peu notre arrangement.
Fakuang retint un ricanement. Quelques problèmes… il fallait avouer que c’était assez drôle de faire tourner en bourrique ces culs serrés de scientifiques. Mais ce n’était pas le moment de se moquer. Le chef du Cercle Noir était aussi dingue qu’un torbak goofié et le regard qu’il posait sur lui contrastait avec l’aspect enfantin de ses traits. Un regard sans âme.
-Nous avons toléré un certain nombre de vos incartades jusqu’ici, repris Ba'Wity, et nous avons été conciliant sur les conditions d’échanges. C’est fini. Même si votre tribu ne brille pas par son intelligence, j’espère que vous allez rapidement comprendre. Cela vaudrait mieux, dans votre intérêt.
-Ce sont des menaces ? grogna sourdement Pei-Jeng.
-Un avertissement. Nous avons d’autres tribus avec qui faire affaire, si la vôtre disparaît, personne ne vous pleurera.
-Ha ! C’est la guerre que vous voulez ?
Le tryker posa son regard vide sur la Zoraïe qui commençait à s’énerver. Un long regard sans aucune hominité.
-Non, je ne souhaite pas la guerre. Cela n’a aucun intérêt et je suis certain que vous le comprenez très bien. Au moins vous, Pei-Jeng Pingi. Mais si votre tribu ne sait plus où est son intérêt, alors nous mettrons fin à nos échanges.
Il y avait dans ses mots une menace que les deux antekamis ne comprenaient pas vraiment. Juste assez pour savoir qu’il valait mieux se calmer.
Le reste de la conversation tourna sur les nouveaux accords sur l’échange, plus contraignants pour les antekamis. Pei-Jeng bouillait mais préféra jouer diplomatiquement et accepta la plupart des conditions. Lorsqu’ils furent d’accord, Ba'Wity Codgan sembla soudain plus jovial. Il sortit une bouteille d’Arma-Ny’Ak qu’il déboucha devant eux, leur servant un verre généreux.
-À nos accords ! Et au libre-échange !
-À nos accords…
Les deux zoraïs burent avec le tryker et se levèrent pour aller chercher la cargaison. Le regard que Ba'Wity Codgan faisait peser sur eux était désagréable. Et Fakuang se demandait vraiment pourquoi il avait dû venir. Pour être témoin de l’humiliation que sa cheffe venait de subir ? Hey, finalement la journée n’était pas si mauvaise !
Ils rentrèrent au camp en silence. Pei-Jeng était pensive, comme inquiète. Fakuang se demandait si c’était une bonne occasion pour la réconforter. La dague que la Zoraïe lui planta dans l’épaule quand il se rapprocha lui confirma que c’était le bon moment. Ils roulèrent un moment dans la mousse, se battant avec une rage qu’un observateur sain d’esprit aurait considéré comme de la haine pure, jusqu’à ce que Fakuang se retrouve à manger l’herbe, plusieurs côtes cassées. Pei-Jeng lui remit un coup de pied pour faire bonne figure :
-Va retrouver ta poupée, espèce de crétin !
-Avoue que ça fait du bien, cheffe…
Elle lui souleva la tête en le tenant par les cheveux, puis la cogna avec force contre l’écorce plusieurs fois.
-Une seule autre mektouberie, abruti, et tu iras te trouver une autre famille.
Elle finit par le relâcher tandis qu’il perdait peu à peu connaissance.
-Débrouille-toi pour rentrer. Je ne supporte plus ta face de minable.
Il se sentit glisser dans le sommeil de la mort… Bah, la Karavan le ramènerait… ils les payaient assez pour ça.