L'attrait de l'Ombre

Où Laofa découvre que le savoir ce n'est définitivement pas que des bonnes nouvelles.

1)

Dans les jours qui suivirent, elle essaya d’ignorer le bandage et de se changer les idées. Elle retourna chasser avec des amis, elle prit des bains à Pyr et examina curieusement (mais aussi discrètement que possible) les rituels amoureux des homins et homines qui venaient se délasser après une dure journée. Elle raconta l’histoire de la grenouille et du rouge à ceux de sa guilde. Ils restèrent perplexes… Il fallait sans doute être une grenouille dans son genre pour que l’histoire prenne son sens. En dehors des démangeaisons irrégulières de son bras, tout allait bien. La tâche ne semblait pas s’étendre, du reste. Elle n’évoluait pas, ni dans un sens ni dans l’autre. La peau paraissait presque à vif avec des cloques jaunes, alors que Laofa l’avait soigneusement protégée. Pas de trace de cicatrisation. Elle était moins grande que la paume de la main.

Et ça la démangeait surtout quand elle stressait. Parfois, c’était insupportable. Très gênant en plein combat…

Elle avait évité de retourner dans le Pays Malade jusqu’à présent. Cependant, il n’y avait que là-bas qu’elle pourrait obtenir les réponses qu’il lui fallait. Il fallait savoir. Si ce n’était qu’une classique maladie de peau, les Zoraïs sauraient comment la soigner. Sinon…

Elle commença par faire quelques recherches sur les tribus, espérant se rassurer. Peine perdue. Les tribus de la région du Bosquet de l’Ombre étaient bien recensées. Il n’y en avait de toute façon qu’une seule dans tout le Pays Malade dont la grande particularité était de se mutiler les cornes.

“Pas que les cornes, murmura pour elle-même Laofa dans le silence de la bibliothèque. Certains vont encore plus loin…”

Elle frissonna. Que de telles mutilations soient volontaires était terrifiant. Mais… elle même, dans le délire de leur drogue, avait voulu s’arracher le masque et seule la douleur encore plus forte du contact l’avait arrêtée. Elle supposait que d’autres drogues devaient les rendre sourds à la douleur.

Puis, tandis que certains souvenirs se rappelaient désagréablement à son souvenir, elle se dit qu’ils n’avaient pas besoin d’ignorer la douleur. Cela faisait partie du plaisir, à un moment. On se sentait ivre de puissance et la douleur ne faisait que sublimer le sentiment d’invulnérabilité qui nous envahissait. La souffrance rendait vivant. Il fallait tuer plus… Elle sentit la sève bouillonner dans ses veines et…

Elle secoua la tête, écœurée par le… désir qu’elle venait de sentir monter en elle. Elle se rendit compte qu’elle se grattait frénétiquement le bras et se força à arrêter pour reprendre ses recherches.

Les Antekamis faisaient bien partie des tribus à goo. Peu d’études sérieuses avaient été conduites à leur égard. On les soupçonnait d’entretenir des relations avec la Karavan ou d’avoir joué un rôle dans certains affrontements. L’un des auteurs les qualifiaient de “l'une des tribus les plus mesquines et pathétiques d'Atys”. Mais les pièces de puzzle que Laofa rassemblait donnaient plus l’image d’une bande de mercenaires fanatiques dans leur haine contre la société Zoraï. Manipulés par le Cercle Noir et les Maîtres de la Goo ? Peut-être… Cependant, les Antekamis testaient leurs drogues de leur plein gré, en sachant ce qu’ils faisaient. Et dans leur vision torturée du monde, ces tribus avaient raison. Les Antekamis combattaient en ignorant la peur et le salut.

Laofa finit ses recherches avec une inquiétude de plus en plus lourde à porter. Son bras la démangeait horriblement. Elle sortit discrètement de l’Académie, espérant que personne ne l’avait vue. Elle ne se sentait pas de tenir une discussion avec un Gardien de la Théocratie pour le moment.

Il lui restait un mince espoir : que ce qu’elle avait consommé ne soit pas une drogue à base de goo. Il y avait suffisamment de plantes étranges sur Atys pour faire des cocktails détonants. C’était un espoir mince comme une feuille à la fin de l’hiver, mais il fallait s’y accrocher. Terrifiée, elle repartit en direction du Promontoire des Kipees.

***

Regardant soigneusement aux alentours, elle monta et s’aplatit en haut de la colline, surveillant autour. Le camp là-bas, était-ce le leur ? Comment obtenir l’information qu’elle cherchait ? Dérober une autre fiole et la faire analyser ? Elle n’avait pas les moyens de savoir ce qu’elle contenait et elle ne se voyait pas aller demander de l’aide aux Wa Kwai. De toute façon, comment s’approcher du camp sans être vue ? Il était soigneusement gardé…

“Tu cherches quelque chose, Laofa ?” demanda la voix doucereuse de Fakuang dans son dos.

Laofa se tétanisa. Elle rassembla son courage et se releva, faisant face au Zoraï qui s’était glissé jusqu’à elle sans un bruit durant sa réflexion.

“Woha, Fakuang…
-Woha, Laofa… Où étais-tu passée ? Tu nous a manqué, ces derniers jours… Tu m’as manqué.”

Il s’assit et lui fit signe d’un petit geste de la rejoindre. Tremblante, elle obéit. Elle avait peur, maintenant qu’elle savait, mais elle devait savoir plus encore et peut-être que le guerrier lui donnerait les informations.

“Ici et là… Il faut bien que je vende mes bijoux, parfois.”

Une petite voix annonçait un avis de tempête dans sa tête : je lui ai manqué ? Il dit ça pour se moquer ? C’est quoi, sa vraie intention ?

Sa langue prit le relais avant qu’elle n’arrive à l’en empêcher :
“Tu voulais voir comment le sujet d’expérimentation survivait ?”

Fakuang fit une mine exaspéré :
“Pourquoi n’aurais-tu pas survécu ? Quand je t’ai laissée, tu dormais profondément. Et tu n'es pas un cobaye. Mais on peut arranger ça.”

Le doute envahit Laofa :
“Le… le machin que tu m’as fait boire, qu’est-ce que c’était ?
-Quel machin ? Tu as bu comme une guerrière à peu près tout ce qui te passait sous la main.
-Le dernier. Enfin, je crois. Le truc dans une petite fiole, tu as dit que ça allait me donner de l’énergie, quelque chose comme ça.
-Hé hé… c’était vrai, non ? La plupart des homins se contentent de s’agiter une heure et de s’écrouler. Toi, il a fallu te suivre jusqu’à l’aube pour s’assurer que tu ne faisais pas de bêtises.
-Il y avait quoi dedans ?
-Qui sait ? On ne demande pas la composition à ceux qui nous livrent. Ce qui compte, c’est que ça marche.
-Il y a de la Goo dedans ? Il y en a, c’est ça ?
-Je n’en sais rien et je m’en moque, mais c’est possible. Tes parents travaillaient sur la Goo, non ? Tu dois avoir ça dans le sang…”

Laofa se sentit glacée par le sous-entendu.
“Mes parents étaient des Zoraïs respectables !
-Ho, mais je n’ai jamais dit le contraire… C’est quand même bizarre que tu n’aies pas leur nom. Tes sœurs doivent s’en souvenir, non ? Et les autres réfugiés avec qui vous étiez ? A moins qu’on ait décidé qu’ignorer leurs noms vous empêcherait de suivre leur voie…”

Laofa sentit la colère l’envahir. Elle cria :
“TU N’AS PAS LE DROIT DE DIRE QUE MES PARENTS ÉTAIENT DES MINABLES DANS LE GENRE DE CEUX DE TA TRIBU !!!”

Poings serrés, la rage flambant sur son masque, Laofa s’était ramassée, prête à bondir sur le Zoraï et à lui refaire le portrait à la moindre provocation. Mais celui-ci se contenta de la regarder d’un air goguenard, avec cependant un petit sourire qui paraissait presque amical. Ils restèrent à s’observer ainsi quelques secondes. Puis Laofa reprit ses esprits et cligna des yeux.
“Je… je suis désolée. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
-Pas la peine de t’excuser, rétorqua Fakuang. C’est agréable de voir que tu n’es pas un yubo de nature.”

Laofa se frotta le bras. Bah, vu où elle en était… Elle releva sa manche, défit son bandage et montra la blessure à l’Antekami :
“Tu sais ce que c’est ?
-Oui.
-Comment y soigner ?”

Le guerrier lui montra une des cicatrices qui lui entaillait le masque.

Quoi ? demanda Laofa, incertaine de ce qu’il voulait dire.
-Si ça s’étend, tu prends un couteau et tu tranches un peu. Si tu n’as que ça, une petite coupure devrait suffir. Tu a encore des cornes, tu peux le faire à l’arrière si tu veux éviter les questions, personne ne verra rien. Dommage pour toi que ça soit déjà apparu.
-Tu es bien en train de dire que la mutilation empêche la goo de se propager ? C’est bien ça ?
-Parfois même, ça la guérit. Regarde-moi. Je suis sain.”

Il lui fit un sourire terrifiant.

“Attends… continua Laofa, c’est pour ça que ta tribu se mutile ? Et les Éveillés le sauraient si un tel traitement était efficace…
-Les Éveillés sont des abrutis. Nous enlevons notre masque pour cracher à la gueule des Kamis, tandis qu’eux se font exploiter en croyant servir un «grand dessein». Ha ! Mais c’est en faisant ça qu’on a découvert l’efficacité du traitement pour lutter contre les effets néfastes de la Goo et n’en garder que les avantages. Nous sommes les meilleurs guerriers et nous n’avons pas besoin de ce masque. C’est la marque de notre esclavage. C’est pour ça que la Goo recule quand nous en enlevons des morceaux : elle voit que nous essayons d’être libres par nos propres moyens et elle nous donne sa force au lieu de nous la voler… La Goo détruit la corruption et laisse la nature purifiée. Les kamis polluent le monde avec leur sève.”

Les yeux de Fakuang brillaient d’un éclat étrange et Laofa se sentit inquiète. Ce qu’il disait n’avait aucun sens. Ou bien ? Le doute la saisit. Ce qu’elle savait des Kamis et de la Goo était ce qu’on lui avait enseigné, elle n’avait jamais vérifié… Le combat de la création, Ma-duk, contre le Néant, la Goo. Elle se secoua. Elle n’était pas dans son état normal. Douter, yui, c’était le devoir de tout indécis. Mais se faire avoir par le premier discours fanatique absurde, non. Il y avait quand même des limites à ne pas franchir.

Fakuang la regardait d’un air intense, suivant ce qu’elle ne disait pas dans les évolutions de son masque.


“Laofa… tu n’es pas obligée de nous rejoindre tout de suite. Prends le temps de voir les preuves que nous avons. Tu sauras que c’est la vérité. Écoute ce que dit ton cœur…”

Elle était comme hypnotisée par sa ferveur. Tout au fond de son âme, une petite voix chuchotait :
“C’est un izam, ça… et tu restes une grenouille…”

Mais une autre pensée plus forte la submergeait tandis que le Zoraï se rapprochait encore d’elle :
“Ça vaut le coup de voir… qui sait ce que tu vas découvrir ? Et si, malgré tout, il avait raison ? Si tu lui avais vraiment manqué, sans arrière-pensée mauvaise…”

Elle ne recula pas quand le masque du Zorai entra en contact avec le sien. C’était… étrange. Un contact plus intime que tout ce qu’elle avait pu vivre, à la fois doux et qui lui faisait battre le cœur plus vite. Une ivresse qui n’avait pas le goût acide de l’alcool la transportait ailleurs. Qu’importait que ce soit un Antekami ? C’était tout aussi délicieux qu’avec n’importe qui d’autre. Elle se laissa aller en soupirant. Fakuang fit basculer Laofa dans l’herbe pour mieux se coller contre elle, frottant son masque contre le sien dans un lent mouvement qui la laissa béate. Puis le Zoraï commença à appuyer un peu trop son moaï, le contact devenant un peu trop “râpeux” au goût de Laofa. Elle tenta de se dégager et se rendit compte qu’elle était fermement coincée.

“Fakuang… Pas aussi fort…”

Il se moquait complètement de ce qu’elle disait, devenant plus insistant à chaque seconde. C’en devenait douloureux. Laofa commença à paniquer :

“Arrête !”

Peine perdue. Elle sentit la tâche sur son bras la démanger puis, comme elle ne pouvait trouver d’échappatoire pour apaiser sa terreur grandissante, sa sève bouillonner dans son bras, remonter et irriguer son corps, tandis que la colère s’emparait d’elle en remplaçant la peur. La rage l’enflamma complètement, lui laissant un goût amer dans la bouche. Elle repoussa le Zoraï aussi fort qu’elle pouvait. Mais il restait bien plus costaud qu’elle. Elle mit alors toute sa force dans un coup de genou à l'entrejambe qui plia le Zoraï en deux. Sans attendre qu’il se reprenne et profitant du petit espace de liberté qu’elle venait d’acquérir, elle lui balança son poing de toute la force de sa colère entre les deux yeux. Le masque produisit un bruit mat et Fakuang s’écroula en hurlant. Voilà où était la partie sensible chez les Zoraïs…

Sans prendre le temps de vérifier s’il s’en remettait, Laofa courut aussi vite qu’elle put dans la pente. Arrivée en bas de la colline, elle l’entendit hurler :

“REVIENS !!!”

Elle n’avait pas vraiment l’intention de l’écouter et de s’éterniser. Terrifiée à l’idée de ce qu’il ferait s’il la rattrapait, elle accéléra aussi vite qu’elle pouvait. Ce serait tout juste suffisant pour couvrir la distance qui la séparait des portes de Min-cho. Elle ne prit pas le temps de se retourner ou de zigzaguer. Le souffle se mit à lui manquer juste avant le défilé qui permettait d’entrer dans la ville : elle continua malgré tout à courir et passa à toute allure devant les gardes. Alors seulement, elle s’arrêta et se retourna, prête à reprendre sa course au besoin.

Elle le vit s’arrêter à l’entrée du défilé ; à quelques secondes près, il la rattrapait. Même d’aussi loin, elle devinait la rage qui déformait ses traits. Mais il ne s’approcha pas de la ville. Les gardes étaient en position d’alerte et n’attendaient que ça.

“Lao né lao yaza ?2)” demanda l’un d’eux.
“Lao. Mais je ne vais pas m’attarder.”

Elle récupéra son mektoub à l’étable et le pressa d’avancer. Il y avait moyen de contourner Min-cho même si c’était long, mais il ne fallait pas traîner et laisser à Fakuang et sa tribu une chance de lui retomber dessus. Elle galopa à vive allure vers Zora, bousculant son toub autant qu’elle l’osait. C’était une bête placide mais elle parut comprendre que sa maîtresse était pressée.

Ce ne fut que quand elle arriva à Zora et qu’elle eut passé les totems de l’entrée qu’elle se sentit enfin en sécurité. Tandis qu’elle remerciait la brave bête qui l’avait portée si vite avec un foin de la meilleure qualité, elle se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter.

Il y avait trop de gens à Zora qu’elle ne voulait pas croiser dans cet état. Elle n’était pas en mesure de répondre aux questions qu’ils se poseraient forcément. Elle prit un pacte et le brisa.

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1)
Deuxième texte censuré par mon relecteur, qui a donné lieu au deuxième extrait des carnets (d'où les répétions entre les deux textes). Je dois avouer qu'il a raison : après la drogue, le sexe… Même si tout ça reste relativement gentil, ce n'est pas non plus à laisser à portée d'yeux des âmes sensibles qui ne cherchent que la gentillesse et la bonne humeur de Laofa.
2)
“Tout va bien Mademoiselle ?” en taki.
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univers/ryzom/laofa/010.txt · Dernière modification : 30/11/2020 18:35 de Zatalyz