L'émissaire de la Sève noire
Parce qu'il ne faut jamais aller rencontrer des gens louches au coin d'un bois, et encore moins les laisser approcher. Ho, et les bonbons, ce n'est pas à ça que ça ressemble !
L’Assemblée avait commencé comme d’habitude : les habitués étaient présents, la soirée s’annonçait longue vu l’ordre du jour, mais riche en discussions.
Puis cet homin s’était avancé. Habillé d’une tenue qui ressemblait à celle de certains maraudeurs… Ce qui n’avait rien de surprenant.
Il se disait émissaire du Clan de la Sève Noire, un clan maraudeur de sinistre réputation auprès des Nations. Il venait, sans arme, présenter les siens et leur particularité, laquelle tenait dans un flacon au contenu sombre qu’il exhiba à l’Assemblée médusée.
Laofa était mal à l’aise, inquiète de ce que les Maraudeurs préparaient, comme tous sur la place.
Au début, tout ce déroula bien. Tandis qu’il déroulait sa propagande, les Zorais faisaient montre de leur sagesse, réfutant ses arguments, l’invitant à se détourner du chemin de la folie et lui tendant la main vers le retour à la paix. L’ambiance n’était pas détendue, mais les propos restaient mesurés.
Et puis l’impensable survint. Ki’atal, la sage et respectée Ki’atal, dont les avis étaient toujours soigneusement écoutés pour leur pondération, émissaire tenante qui avait plus fait pour la paix que nul autre homin, se leva et déclara :
-Je m'oppose à ce qu'on le laisse repartir. Sa meilleur chance de recouvrer ses esprits est de rester à Zora sous bonne garde !
Valandrine, la fyros-varinx, toujours avide de prendre la voie des armes, gronda :
-Rrrrrrr je te soutiens. C'est un hors-la-loi. Le complice de meurtriers, de manipulateurs de goo et d'empoisonneurs. Yui ! Qu'on l'enferme ! Qu'on l'attache !
Laofa ouvrit de grands yeux. Étaient-ils fous ? Mais elle se sentit assommée quand ses deux amis se rangèrent soudainement à l’avis des deux homines :
-Souhaites-tu te livrer ? Demanda Kaikyo, qui quelques instant auparavant proposait le pardon.
-Qu’il en soit ainsi, déclara Vrana, que les gardes interviennent pour l'arrêter.
Vrana, la seule Éveillée en activité à ce moment, qui présidait la séance… Sa Sokko, dont elle buvait chacune des paroles, qu’elle considérait comme l’homine la plus sage d’Atys, digne de prétendre au titre de Sage…
L’Assemblée devint un lynchage en règle. L’émissaire était condamné avant même d’être jugé, parce qu’il était du mauvais camp.
Une voix sifflait aux oreilles de Laofa :
-Il ne faut pas grand chose, hein ? Juste être vu comme étant du mauvais côté… Il serait citoyen zorai, on le laisserait parler, on lui donnerait une chance… on en profiterait pour des pourparlers ! Tu veux leur ouvrir les yeux, n’est-ce pas ? Leur montrer le danger de la voie qu’ils empruntent ? Ho, mais attends… tu n’es qu’une apatride ! Tu n’a pas versé l’obole pour être citoyenne zoraie ! Tu n’es rien ici, rien, condamnée à être spectatrice !!!
Laofa luttait contre le mal de crâne. Ce n’était pas le moment de sortir une bouteille, pas en pleine Assemblée. Heureusement Kaikyo tentait d’apaiser ses concitoyens :
-Il n'est coupable de rien si ce n'est de se tromper. Ses chefs l'ont envoyé pour en faire un martyr.
-C'est un maraudeur ! S’écria Valandrine. De son propre aveu !
-C'est un émissaire, rétorqua Kaikyo.
-Un émissaire maraudeur, plutôt, glissa l’émissaire visiblement intéressé par la façon dont les choses tournaient.
On sentait les Zorais hésiter. Le Sage Supplice fit un petit signe d’approbation envers Kaikyo. Mais la colère de Valandrine et Ki’atal envers les Maraudeurs ne leur permettait pas d’entendre raison et la polémique reprit de plus belle. Laofa finit par se lever, ajoutant sa voix à la cacophonie ambiante :
-Vous voulez dire que nous montrerions notre sagesse en arrêtant un inconnu, qui nous délivre un message, en empoisonnant voire, en le torturant ? On pourrait le tuer aussi ? Et qu'est-ce qui nous différencierait des maraudeurs ?
Elle espérait qu’ils l’avaient entendue… Elle espérait qu’ils entendaient Kaikyo, qui continuait de prêcher le dialogue et le pardon… Un vote fut demandé. Tandis que chacun prenait sa décision, Laofa priait Ma-Duk d’éclairer la voix de ses Protégés. Chaque représentant de shizu se leva, et donna son vote. L’émissaire était coupable d’être maraudeur et attendrait dans les geôles son procès.
Laofa se leva, tremblante :
-Je comprend pourquoi les homins rejoignent les Maraudeurs. Ils ont peut-être raison. Les barbares sont peut-être bien du côté des Nations. Je n'ai plus rien à faire ici.
Elle quitta l’Assemblée, chancelante de ce à quoi elle venait d’assister. Si même ceux qu’elle considérait comme les plus sages cédaient à la folie… Elle se dirigea vers le bar, s’affala sur les gradins, et héla Fai-Cu Fung, la barman :
-Donne moi du Bambukaa… Bokuu.
Elle avala une gorgée avec une grimace :
-Ce truc est ignoble… Alcoolisé, c'est son seul bienfait !
Laofa pleura un coup puis sortit son propre flacon pour compléter. Elle sentit son cœur se calmer un peu, les voix se réduire à un murmure. Mais l’alcool n’apaisait pas son sentiment de terrible erreur.
-Je… je vais leur montrer, ce que c'est, la justice ! S’écria-t-elle, avant de fouiller dans son sac et d’en sortir un pacte de téléportation qu’elle brisa.
Tout d’abord, le jardin fugace, reprendre des munitions (c’est à dire, quelques bouteilles), puis ensuite, aller à leur camp. Mais, tandis qu’elle se dirigeait vers sa cache, elle entendit des voix.
Le destin pouvait se montrer cruel… Ils étaient là, les Maraudeurs de la Sève Noire, profitant de la douceur du Jardin Fugace. Prenant son courage à deux mains, elle s’avança vers eux. Elle devait le faire… Montrer que la justice n’était pas un vain mot. Leur montrer une autre hominité.
Elle reconnut Alric parmi eux, et s’inclina.
-Bonjour jeune informatrice, s’amusa le matis.
C’était de la moquerie de sa part : depuis que ses agents la surveillait, elle veillait à chacun de ses mots en public, et chacune de ses fréquentations en privé. Un Zorai au masque ravagé la dévisagea de haut en bas :
-C’est elle ?
Elle frémit, puis se reprit. Il avait aussi mutilé son masque, mais ce n’était pas Fakuang. Ce devait être Ki'yumé, dont elle avait déjà bokuu entendu parler, un Zorai qui avait sombré dans la folie et la drogue, à présent officier du Clan de la Sève Noire, connu pour ses innombrables méfaits et ses jeux diaboliques.
Elle reconnut aussi Shayma, qui avait toujours été aimable avec elle, et Kitane, un matis dont elle se méfiait autant que d’Alric. Elle s’inclina devant eux, attentive à ne pas les contrarier.
-Je… je ne pensais pas vous trouver si vite. Je viens vous apporter des nouvelles de votre émissaire.
Ki'yumé sourit étrangement :
-Ah, vous l'avez tué ?
-Hum, heu, guère mieux. Il a été emprisonné avant de pouvoir délivrer un message bien clair.
Ki'yumé ricana :
-Depuis quand la Théocratie emprisonne les Émissaires ?
Laofa était amère, sa peur et sa prudence habituelles nettement atténuées par la colère et la déception qu’elle ressentait :
-Visiblement, c'est leur conception de la… Justice.
-Quand on sort les armes pour défendre notre cause, ils nous accusent de tous les maux. Quand nous envoyons des Émissaires, ils les emprisonnent. Ils veulent quoi, au juste ? demanda Ki'yumé d’une voix doucereuse.
-Ils ont abandonné leurs frères … et là ils recommencent … le déni n'est pas une solution, ajouta Shayma.
La colère et le sentiment d’étrangeté que Laofa ressentaient s’embrasèrent dans ces mots. Serrant les poings, elle répondit :
-Ils se disent meilleurs que vous, et leurs méthodes ne sont pas plus honorables !
-Et pourtant tu les sers … tu les aides… dit Shayma.
-Je sers l'hominité ! Eux, vous, c'est pareil ! s’écria Laofa. Et ce que j'ai vu ce soir aux Cercles… c'était bien loin de leur prétendue “illumination”. Le sage n'a rien dit ! Les Éveillés ont approuvé ! C'était un émissaire ! Il s'est laissé emprisonner sans même résister ! Je voulais montrer aux Nations qui sont vraiment les Maraudeurs. Je crois que la seconde partie de mon reportage, ce sera de leur montrer ce que c'est vraiment que leur “civilisation”.
Toute à sa colère, elle ne vit pas les regards entendus que s’échangeaient les Maraudeurs, le sourire amusé de certains. Mais elle vit Ki'yumé sortir une seringue de son sac et s’approcher d’elle avec un air étrange. Elle comprit qu’elle était allée trop loin, encore une fois. Mais, cette fois, il ne s’agirait pas de coup… car ce que cette seringue devait contenir… Elle recula, se préparant à prendre la fuite… et buta contre Kitane qui était passé derrière elle. Il l’immobilisa d’une poigne de fer. Elle se rendit compte qu’elle était encerclée, qu’ils avaient veillé à lui couper toute retraite tandis qu’elle parlait. La peur revint, et avec elle la démangeaison dans son bras. Il fallait se sauver ! Elle se débattit, mais le Matis la tenait fermement d’un côté, Shayma de l’autre.
Ki'yumé appuya un peu sur le piston de la seringue. Le liquide noir perla sur le sol.
-Si tu bouges, je peux t'assurer que ce sera la dernière fois, susurra-t-il.
Puis il se regarda ses frères d’armes :
-J'hésite … Imaginez qu'elle survive, on serait obligé de la prendre …
Shayma proposa :
-On n’a qu’à la laisser «grandir». Elle reviendra d’elle-même.
Laofa sentait que la Fyrette la tenait moins fermement. Savoir qu’elle avait peut-être une alliée dans la place lui réchauffait le cœur et elle espérait que ça suffirait. Elle gémit un faible «yui». Yui yui, elle leur promettait ce qu’ils voudraient, si elle pouvait partir maintenant…
-Fais-lui au moins respirer les vapeurs, suggéra Alric.
-Juste un léger avant-goût, ajouta Kitane.
Shayma lui souffla :
-Tu es brave, dommage que tu perdes ton temps avec ces «civilisés»…
Ki'yumé laissa une perle de Sève noire goutter sur son gant. En le voyant faire, Laofa se concentra de toute ses forces pour ne pas fuir… Il lui restait une porte de sortie, même dans cette position, la perle kamique qu’elle gardait toujours dans un coin de la bouche… Ça lui arrivait fréquemment de l’avaler dans un hoquet, mais ce soir elle était bien là, et la croquer la téléporterait loin d’ici. Sauf que deux maraudeurs la tenait et elle n’était pas sûr de ce que ça donnerait lors de la téléportation. Et si elle utilisait cette technique, ce serait la seule et unique fois… Un atout dans sa manche qu’elle ne devait révéler qu’en cas de première nécessité. Or elle n’avait pas encore rencontré les Maraudeurs des Anciennes Terres, les pires…
-Kitane, je veux qu'elle ouvre la bouche, dit Ki'yumé.
Mais prendre d’une drogue inconnue ? Né, né, né ! Une fois avait suffi. Elle serra fermement la bouche. Elle ne comptait pas se laisser faire.
-Ça fera moins mal si tu l'ouvres toi même… souffla Kitane.
Voyant qu’elle ne faisait pas mine de coopérer, les maraudeurs échangèrent un regard en soupirant, puis tandis que Kitane lui tirait les cheveux pour l’obliger à pencher la tête, Shayma la tenant fermement, Ki'yumé la força à ouvrir la bouche, faisant couler la petite perle de Sève.
-L'effet va commencer bientôt… Ça risque de piquer… ricana le Zoraï tandis que les autres la relâchait enfin.
Elle s’écroula au sol, tremblante. Elle sentait la puissance qui montait… Elle poussa un cri de douleur, puis se tordit sur le sol, essayant d’échapper à cette impression qu’elle se faisait écraser sous un doigt géant.
Elle entendit vaguement Shayma déclarer, tandis que la douleur refluait peu à peu :
-Ce n'est qu'un premier pas… Bientôt toi aussi tu verras… Tu nous a apporté un message… Voici le nôtre : d’une manière ou d'une autre nous récupérerons notre émissaire. Alors va à Zora, rentre chez toi et porte notre message. Ce que tu a vécu n'est rien comparé à ce qui attend nos ennemis.
Laofa luttait pour reprendre ses esprits. Elle se sentait dans le coton. Sa vue faisait un kaléidoscope. L’Ombre Pourpre lui hurlait :
-Tue-les, tue-les, arrache leurs cœurs, fais leur payer !!!
-Tais-toi, arrête, je ne peux pas les tuer… chuchota Laofa, ce qui provoqua quelques remarques amusées des maraudeurs.
-Mata yumé zorette, profite de ta liberté, continuait Shayma. Regarde… et juge qui sont les vrais monstres.
-Vous vous valez tous, rétorqua Laofa, et horrifiée, elle se rendit compte que sa voix se mêlait à celle de l’Ombre Pourpre.
Kyumé la regardait d’un drôle d’air.
-Tu te sens bien, non ? Un peu plus lucide qu'avant ? Tu la vois, cette “vérité” ?
Elle essaya encore de faire le point. Cette sensation de dédoublement, non, plus… C’était la cacophonie dans son esprit. Elle ne savait plus qui elle était. Laofa la Zoraie ? Lach’lan la trykette ? L’Ombre et sa folie ? C’était une bataille pour prendre le pouvoir… Mais elles ne pouvaient pas résister, pas comme d’habitude, la Sève avait renforcé…
Laofa éclata d'un rire sardonique :
-Je me sens vivante ! extraordinairement vivante !
Son attitude, sa voix, tout avait changé. Ki'yumé eu un sourire froid :
-Qui tu es vraiment ? Et qui tu étais avant d'avoir goûté à mon remède ?
Elle lui rendit un sourire étrange, presque tordu. Un éclair de reconnaissance les traversa un instant. Une folie si similaire les habitait… Trop de personnes dans une seule tête, chacune avec des aspirations trop différentes.
-Savoure … et porte notre message, termina Ki'yumé.