Un conte d'Anlor Winn et de Pourpre
Lors de la période d’Anlor Winn, le vent maudit souffla sur le Bosquet de l’Ombre, répandant les volutes de goo sur le paysage.
Dans ce brouillard purpurin et suffocant, trois homins se rencontrèrent à l’atelier de Gu-Qin.
Le premier rentrait dans sa tribu et s’était perdu ; le second pistait une proie et avait fait fausse route ; le troisième ramassait des plantes et s’était égaré.
Ils se regardèrent avec méfiance. Tous trois étaient de sève zoraï, mais aucun d’entre eux ne voulait avoir affaire à la Théocratie.
Des ombres pourpres, une voix surgit. Rauque, murmurante, paraissant habitée d’étranges échos, elle déclama :
— Bienvenus, amis de la Poupre, ennemis de la peste kamie.
L’Antekami redressa la tête, scrutant le brouillard :
— Yumzi-Gami…
— Quoi ? demanda le Maître de la Goo.
Le chercheur du Cercle Noir ne dit rien, se contentant d’observer.
— Oui, nous sommes Yumzi-Gami, déclara l’étrange voix. Et nous vous avons convié ici pour voir qui, de vous trois, sera digne de nous servir.
La brume se condensa, jusqu’à ce qu’une zoraïe approche. Pas un centimètre carré de peau n’était visible. La tête recouverte d’un casque, le corps enveloppé d’une armure entièrement violette, l’homine semblait frêle. Elle avançait en boitant, comme prête à s’effondrer ; pourtant elle tenait debout.
— Nous éprouverons votre valeur, pour savoir si vous êtes dignes de ce que nous avons à vous offrir. Réussissez, et vous accéderez à la connaissance et à la puissance que confère la Pourpre. Échouez, et vous disparaîtrez à jamais de l’Écorce.
Chacun des homins présents frémit. Tous comprenaient de quoi il était question. Un pouvoir si grand qu’il avait consumé bien des homins à sa recherche… Car le prix à payer pour cette puissance pouvait se révéler très lourd.
La frêle homine à la voix multiple demanda :
— Voulez-vous relever ce défi ?
L’Antekami sera sa masse, et déclara avec ardeur :
— Je ferais tout ce que tu commanderas !
Le Maître de la Goo mit un genou en terre et s’engagea :
— Je te servirais avec ferveur.
Le chercheur du Cercle Noir hocha la tête :
— Je suis prêt à voir quelles révélations nous attendent.
L’Esprit Pourpre leur fit signe. Claudiquant, elle s’enfonça dans le brouillard, suivi par les trois homins.
Ils marchèrent un moment hors du temps et de l’espace, jusqu’à ce que les nuées se dispersent un peu.
Devant eux, Gibbakya se dressait, énorme et menaçant.
— Combattez notre champion, ou mourrez, murmura Yumzi-Gami avant de disparaître dans les brumes.
Les deux guerriers s’élancèrent. Prudent, le chercheur chaussa ses amplificateurs. Il n’avait pas vraiment envie de soigner les deux autres, mais quelle chance de vaincre ce démon seul ?
La lutte fut longue, mais grâce aux compétences de chacun, Gibbakya fut défait.
— Prenez et gardez ses bijoux, susurra la voix de Yumzi-Gami dans l’ombre. Puis mettez-vous en quête de la fleur de goo.
Ils se regardèrent, incertains. Aucun d’entre eux n’avait jamais entendu parler de ça.
Devant eux s’étendaient les champs violets de la corruption d’Atys.
Le Chercheur du Cercle Noir réfléchit un peu, puis délesta ses gants pour attraper sa pioche. Il se concentra pour faire apparaître les sources souterraines. Enfin, l’une d’elles, unique, affleura.
Le Maître de la Goo se précipita, puis fit aussitôt un bon en arrière :
— Elle va exploser !
L’Antekami, qui l’avait suivi de peu, se mit immédiatement à la soigner. Elle se stabilisa sans vraiment devenir exploitable. Alors le Maître revint, la soignant à son tour, jusqu’à ce que la source montre un beau vert légèrement teinté de violet. Le Chercheur dégagea avec précaution ce qui émergeait, découvrant d’innombrables petits cristaux d’un rose luminescent. Ils se partagèrent le pactole. Chacun aurait bien tout gardé, mais ils commençaient à comprendre que seule leur coopération leur permettrait de survivre.
— Braves fidèles, se moqua Yumzi-Gami toujours invisible.
Sa voix semblait les envelopper, murmurer au creux de leurs cous, portée par le vent maudit de l’Anlor Winn.
— C’est votre savoir à présent que nous voulons éprouver.
Elle leur posa des questions sur des sciences impies que nul homin ne devrait connaître. Chacun répondit du mieux qu’il peut ; chacun avait un morceau du puzzle permettant de comprendre la nature de la goo, de la sève, d’Atys et de l’hominité.
— Vous nous servez bien, ronronna la voie âpre de Yumzi-Gami. Mais ce n’est pas suffisant. La prochaine épreuve est simple : rejoignez-nous.
Les volutes s’écartèrent et elle était là, au milieu de la Goo, comme illuminée par la pourpre matière. Et loin. C’était un suicide de s’avancer autant.
Le Chercheur regarda ses deux compagnons, la sueur perlant sur son masque, puis chaussa à nouveau ses amplificateurs. Le Maître hocha la tête, et fit de même. Enfin l’Antekami les toisa d’un air narquois, s’élançant dans la goo. Il avait parcouru quelques mètres à peine que son pas ralentît ; alors il revint vers eux, jusqu’à s’étaler à leurs pieds. La goo avait rongé une bonne partie de son armure. Affaibli, il trouva tout de même la force de sortir ses propres amplificateurs :
— Ça va, ça va… Il faudra être trois.
Ils soignèrent l’Antekami puis coururent en direction de leur cible, lançant les enchantements pour contrer la puissance de la Goo qui tentait de les consumer. Enfin ils s’effondrèrent au pied de Yumzi-Gami, dans une parodie de révérence. Mais l’endroit n’était plus délétère, et ils purent se remettre à respirer. Yumzi-Gami les ramena vers les bordures de la goo, par des chemins sans danger pour eux.
— Superbe, déclara Yumzi-Gami. L’heure de la récompense approche. Jurez-vous de nous servir ?
— Nous le jurons, dirent-ils.
— Jurez-vous de répandre la Vérité et avec elle, les graines de la Rédemption ?
— Nous le jurons !
— Jurez-vous de faire tout ce que nous vous dirons ?
— Nous le jurons !
— Alors… Combattez. Que le meilleur gagne.
Les trois homins se regardèrent. Ils avaient pu voir les forces et faiblesses de chacun au cours des épreuves. Ils s’étaient alliés le temps de remplir leurs objectifs, mais à présent leur but avait changé et la coopération semblait inutile.
Le Maître et l’Antekami se jaugèrent, sûrs que le Chercheur était négligeable. Lui regarda les deux autres, certain qu’il n’était pas en mesure d’en affronter un et d’en réchapper à coup sûr, sauf s’ils s’épuisaient suffisamment et que le survivant était affaibli. Le Maître, en bon stratège, arriva à une conclusion similaire et décida de massacrer en premier le Chercheur. L’Antekami, lui, crut que son adversaire le plus coriace le sous-estimait et attaqua le Maître. Le Chercheur n’attendit pas que l’arme le touche ; il avait compris que cela se terminait par leur annihilation mutuelle, qu’il ne pouvait y avoir de gagnant dans les jeux de Yumzi-Gami. Alors il bondit vers la goo, tentant de retrouver les chemins que l’Esprit Pourpre leur avait fait emprunter précédemment.
Voyant l’une de ses proies lui échapper, l’Antekami hurla de rage et abandonna le Maître qu’il avait sonné pour suivre le Chercheur. Mais ce dernier avait de l’avance ; il disparut dans le brouillard qui recouvrait les champs de goo.
L’Antekami erra un temps, puis renonça après plusieurs crises de douleur dans la goo.
Le Maître de la goo avait vu les deux fous partir dans la goo, et avait jugé qu’ils étaient de toute façon promis à une mort certaine.
Plus tard, Yumzi-Gami retrouva le Maître, et lui déclara :
— Tu es celui qui a fait preuve du plus de bon sens. Tu es digne de devenir notre élu ; tu apprendras tout ce que tu es capable d’assimiler.
Puis Yumzi-Gami retrouva l’Antekami enfin sorti du piège pourpre, et lui déclara :
— Tu es celui qui a fait preuve du plus de fougue. Tu es digne de devenir notre élu ; tu apprendras tout ce que tu es capable d’assimiler.
Enfin Yumzi-Gami retrouva le Chercheur, et lui déclara :
— Tu es celui qui a fait preuve de la meilleure observation. Tu es digne de devenir notre élu ; tu apprendras tout ce que tu es capable d’assimiler.
Chacun se crut unique rescapé, et unique élu de l’Esprit Pourpre durant une année entière.
Cependant, à Anlor Winn suivant, ils se retrouvèrent de nouveau à l’atelier de Gu-Qin, menés par un vent dément. Alors, plus sage d’une année, ils parlèrent longuement dans la nuit.
Au matin, il ne restait plus que les cendres d’un feu qui fumait, le vent qui soufflait sur le campement désert, et un peu de goo qui s’attardait…
Depuis, la voix de l’Esprit Pourpre se répand dans les Tribus, et le Vide grandit.