Graine de vie

Une partie de ce texte fut écrit en 2014 et conclue Masque de larmes. Il fut remanié à mon retour, afin de donner un peu plus de détails à l'un de mes personnages. La fin d'une époque, le démarrage d'une autre…

Les suites d'un meurtre

Elle n’avait pas traîné. Son crime exécuté, elle savait qu’elle aurait peu de temps avant qu’il soit découvert et qu’elle soit recherchée. Les trykers, avant tout, qui n’apprécieraient certainement pas qu’Ezek ait échappé à son jugement. Mais elle ne pouvait pas prendre le risque qu’il soit libéré, elle ne pouvait pas laisser passer cette chance. Les compagnons d’Ezek, ensuite, qui voudraient sans doute le venger. Fakuang, enfin, qui n’apprécierait pas qu’elle lui ait volé tous ses dappers et mis le bazar dans son camp secret. Quand à sa réaction quand il apprendrait qu’elle avait tué son « frère »… il était possible que cela l’amuse autant qu’Ezek. Mais elle ne comptait pas rester pour le découvrir.

Le téléporteur avait à peine fini de l’emmener à Zora, qu’elle se précipitait vers le tatoueur, changer les couleurs de son masque qui n’avaient plus de sens et qui aideraient à la repérer.

Puis elle changea sa tenue, se rasa le crâne, et prit la direction du camp des Amazones. Même si elle était méconnaissable, elle ne prendrait pas le risque que quelqu’un la reconnaisse en la croisant dans les cités de l’intuition. Elle regrettait de devoir quitter son pays, mais il n’y avait pas d’autre choix.

Son plan s’élaborait au fur et à mesure. Elle n’avait pas le temps de s’arrêter pour penser ; les kamis avaient tracé un chemin qu’elle devait suivre si elle voulait enfin s’en sortir et faire honneur au masque qu’ils lui avaient donné.

Elle croisa une patrouille des Amazones dans le Bosquet Vierge et leur demanda une escorte. Elles l’accompagnèrent au camp, où elle trouva les guides qui la mèneraient à sa destination finale. Ses derniers dappers servirent à payer le service, ainsi que le silence sur sa présence.

Voyager avec une escorte était un luxe appréciable. Elle ne voulait pas perdre du temps dans les résurrections ; elle était sûre que l’Antekami finirait par la retrouver si elle perdait trop de temps. Et puis elle ne voulait plus mettre en péril sa graine de vie. Elle n’avait plus aucune raison de mourir à présent.

La route était périlleuse, mais les Amazones étaient d’excellentes guerrières, discrètes et efficaces. Pour la première fois de sa vie, elle découvrit le Nexus, son atmosphère si chargée de Sève, les vibrations des nexus qui faisaient vibrer la terre… Oui, les Kamis étaient puissants ici.

Le camp de la Compagnie de l’Arbre Éternel fut enfin en vue. Elle remercia son escorte, et se présenta à l’hôte d’accueil de la tribu.
— Je viens vous demander protection et asile. Accepteriez-vous que je séjourne parmi vous durant quelque temps ?

L’hôte la regarda d’un drôle d’œil. Ce genre de demande n’était pas courante.
— Il va falloir que tu nous racontes ton histoire avant que nous acceptions. Nous ne protégeons pas les criminels. Et avant tout, quel est ton nom ?

Elle hésita un instant. Elle ne voulait plus se cacher, mais son véritable nom ne risquait-il pas de mener ses bourreaux à elle ? Mais elle avait remis son destin entre les mains des Kamis ; ils la protégeraient si c’était ce qui devait arriver. Bien peu connaissaient son nom, de toute façon. Et puis, servir les Kamis se faisait dans la lumière : le mensonge ne pourrait que leur déplaire.

Pour la première fois depuis la mort de ses parents, elle releva les épaules, fit un vrai sourire, et déclara fièrement :
— Je suis Ylang Hao Sen-Siang, fille de Fuan et Chaoi-li Sen-Siang.

Elle raconta toute son histoire à l’hôte, puis à Do-Vi We, le supérieur de la tribu, sans rien omettre en dehors des détails les plus sordides. Chaque fois que le courage lui manquait, elle se raccrochait au chapelet qu’elle avait confectionné et qu’elle pouvait enfin égrener publiquement, sans crainte de se faire frapper. Les expressions du masque du chef l’effrayait ; mais ce n’était pas contre elle que la colère était dirigée. Son histoire terminée, elle attendit le verdict, tremblante.
— Nous t’accordons l’asile, Ylang Hao. Tu seras en sécurité ici. Ne t’inquiète pas, nous ne laisserons aucun de ces homins t’approcher et ce sera avec plaisir que nous les punirons s’ils osent venir jusqu’ici !

Ylang Hao s’installa dans le camp, discrète et efficace, se rendant utile comme elle avait l’habitude de le faire depuis des années. Il y avait cependant une grande différence : personne ne la frappait, elle n’avait pas à craindre qu’on la maltraite d’une façon ou d’une autre, et elle était bien nourrie, sans avoir à craindre que ses plats soient empoisonnés. Elle continua de se raser le crâne, en signe de repentir auprès des kamis pour les vies qu’elle avait du prendre et les crimes qu’elle avait été forcée d’assister durant sa précédente vie. La nuit, elle se réveillait souvent en sursaut, certaine d’avoir entendu un bruit… mais ce n’était que le pas des patrouilles et la vie du camp. Elle mit du temps à se faire à cette vie de calme et de dévotion, où nul ne venait la troubler quand elle souhaitait prier.

Tout aurait pu aller pour le mieux s’il n’y avait pas eu un invité surprise. Elle dut se rendre à l’évidence au bout de quelques mois : son amant lui avait laissé un cadeau et la petite graine semblait décidée à rester. Ce n’était pas la première fois qu’elle tombait enceinte, mais la première fois que sa grossesse semblait pouvoir aller à son terme.

Elle hésita quelques jours, priant pour savoir quoi faire, puis se décida à aller en discuter avec le chef. C’était gênant, mais elle ne pouvait pas se contenter d’ignorer ce qui se passait. La question fatidique arriva rapidement :
— Tu sais qui est le père ?
— Yui…

Et devant le masque sévère du chef, elle parla du petit Antekami malingre, bête et brutal, qui la considérait comme sa « fiancée » et avait mis du cœur à l’ouvrage sur certaines choses. Au fond d’elle-même, elle devait reconnaître qu’elle avait fini par avoir un certain attachement pour Krokwai. Il était laid, violent et idiot, mais moins violent que certains et parfois capable d’attentions surprenantes. Il avait un peu adouci sa peine, en la faisant retomber à un niveau de sordide plus acceptable. Il ne lui manquait pas pour autant : loin de lui et des autres, c’était encore mieux. C’était, techniquement, le seul qui pouvait être le père de la petite graine qui grandissait en elle.

— Que vas-tu faire, Ylang Hao ? demanda le chef.
— Je ne peux pas détruire cette graine de vie… Elle est innocente des crimes de son père. Cela me fait horreur de savoir que je vais aider à perpétuer la sève de ce dégénéré… mais peut-être que cela a un sens pour les Kamis. Peut-être qu’à travers cet enfant, ils souhaitent qu’un équilibre soit rétabli. Si je l’élève dans l’amour de Ma-duk et le préserve de l’influence de son père et de sa tribu honnie, alors j’aurais permis qu’une bonne chose arrive de ce malheur.
— Yui, peut-être. Donc tu comptes l’élever toi-même ?
— Je… je ne serais pas capable de l’abandonner.
— Et que lui diras-tu pour son père ?
— Il n’est pas obligé de savoir, né ?
— Les enfants veulent savoir d’où ils viennent. Si tu ne lui dis pas, il n’aura de cesse de découvrir la vérité.
— Alors je lui dirais, mais quand il sera en âge de l’entendre. Je ne veux pas qu’il se construise en ayant cette image de père en tête.

Naissance

L’enfant naquit un matin de Germinally1). Un peu chétif, à l’image de ses parents, mais plein de vie et d’un beau bleu sombre. Ylang Hao l’examina soigneusement, à la recherche de la moindre tare, et surtout des marques du Fléau ; les drogues que ses parents avaient absorbées ne semblaient pas avoir touché le nourrisson. Alors elle le berça, l’accueillit, et le baptisa : Natikwaï Haokan Wa'laï, « gentil masque, chemin de Lumière » 2). C’était un long nom pour un petit garçon, et il fut vite affublé par ses amis du surnom de « Nati » et, quand il fallait se montrer plus formel, de « Wa'Laï ».

Après sa naissance, Ylang Hao laissa ses cheveux pousser à nouveau tandis que son fil grandissait. Elle s’inquiétait parfois de son hérédité ; cependant, pour les avoir fréquentés assez longtemps, elle savait que les criminels et les hérétiques ne l’étaient pas « par nature », mais pour des raisons bien plus complexes. Sans leurs odieux parents, Krokwai ou Fakuang seraient peut-être devenus de bons zoraïs. Enfin, Krokwai, sûrement. Et le frère de sève de Fakuang n’était-il pas devenu Éveillé après avoir été sauvé par la Théocratie de l’abominable rite antekami ? Non, rien n’était défini par avance. Elle se montrait cependant sévère chaque fois que le garçonnet faisait montre de cruauté, bien que ce soit toujours pour des bêtises de son âge : faire griller les fourmis avec une loupe ou voir ce que le sel faisait sur les escargots… C’était du reste les seuls moments où elle arrivait à se montrer dure ; Nati était le soleil de sa vie et elle l’aimait à la folie, le protégeant sans doute un peu trop et lui laissant passer d’autres bêtises avec un peu trop de condescendance. Ainsi, le jour où on retrouva l’enfant couvert de miel de la tête aux pieds, après qu’il eut tenté d’accéder à des pots un peu trop hauts, elle se contenta de rire et de l’emmener se débarbouiller.

Le camp de la Compagnie de l’Arbre Éternel n’était pas vraiment prévu pour accueillir les enfants. C’était avant tout un avant-poste destiné à veiller sur le Nexus. Nati grandit sans autres enfants avec qui jouer, ce qui ne le troubla pas outre mesure quand il s’agissait de trouver des bêtises à faire. Certains gardes jouaient avec lui à l’occasion et lui apprenaient tout ce qu’un homin doit savoir : les herbes dans lesquelles souffler pour faire du bruit, reconnaître les oiseaux par leurs chants, et autres choses du même acabit. Sa mère lui apprit à lire, écrire et compter, au moins de façon basique. Les seuls textes à lire pour exercer ses talents étant le Livre des Révélations et celui des chants et prières à Ma-duk, Nati devint un grand connaisseur du culte Kami bien avant d’avoir son masque.

Alors qu’il avait 7 ans, il vint voir sa mère et lui demanda d’un air grave :
— Mi, c’est quoi un bâtard ?

Ylang Hao s’immobilisa, les mains dans la pâte à pain qu’elle était en train de pétrir.
— Où as-tu entendu ça ?
— C’est Cine Gildo qui m’a dit ça.

Elle se débarrassa de la pâte qui lui collait aux mains, puis se pencha vers son fils :
— C’est un gros mot, et je ne veux plus jamais l’entendre. C’est compris ?

Puis elle alla trouver Cine Gildo, et soutint une conversation houleuse sur certains termes à ne jamais utiliser, même avec du poil à gratter dans le stock de matières premières et le pantalon. Le matis, déjà passablement énervé, finit par lâcher devant l’emportement disproportionné d’Ylang Hao :
— Tiens mieux ton fils, si tu ne veux pas qu’il devienne comme son père !

Elle se figea, le masque livide, puis se détourna et rentra dans sa tente, où elle s’effondra en pleurant.

Nati n’avait rien loupé du spectacle, et venant se blottir contre sa mère, lui demanda :
— Pourquoi tu es triste, Mi ? Parce que Gildo est méchant ?
— Né… Gildo n’est pas méchant. Ce n’est pas à ça que ressemblent les vrais méchants. Il a juste dit une chose bête.
— Il était comment, pa ?

Encore une fois, Ylang Hao se figea. Que pouvait-elle dire ? Il était encore trop jeune pour comprendre. Mais elle ne pouvait pas se taire, il avait déjà flairé qu’on lui cachait des choses. Et s’il y avait bien une chose, une seule, dont il avait hérité de son père, c’était une obstination sans borne quand il avait une idée en tête.
— Nati, ton père… ton père était

Elle soupira, puis trouva comment dire ce qui était une part de la vérité.
— Il ne priait pas Ma-Duk comme il faut.
— Et c’est pour ça qu’il est mort ?
— Mort ? Heu…

Elle n’avait aucune nouvelle des Antekamis, et n’avait pas cherché à en avoir. Krokwai était peut-être bien mort, oui, vu le mode de vie qu’il avait. C’était cependant un pou coriace sur la surface d’Atys, guère motivé à lâcher sa graine de vie. Il y avait peu de chance qu’il soit mort. Elle se rendait compte qu’elle en parlait au passé, parce qu’il faisait partie d’un passé qu’elle espérait laisser enterré derrière elle. Mais ce n’était pas une raison pour mentir.

— Fii zaki3), je ne sais pas s’il est mort ou pas. Je l’ai quitté, parce que je n’avais pas le choix. Je voulais pouvoir prier et honorer les Kamis correctement. Quand je suis arrivée ici, j’ai découvert que j’attendais un enfant, et cet enfant, c’était toi. Mais je ne pouvais pas revenir en arrière ; et puis je voulais que tu grandisses dans la piété, dans ce lieu d’Atys où Ma-Duk est si présent.
— Alors, il est où, pa ?
— Ça, je ne peux pas te le dire. Tu es encore trop petit. Quand tu auras ton masque… alors je te dirais tout.

Après cet épisode, Nati tenta régulièrement d’obtenir des réponses auprès de sa mère ou d’autres membres de la Compagnie. Il ne grappilla guère d’informations. Assez, cependant, pour se dire que son père était probablement un de ces né-laï… peut-être un homin qui ne croyait pas en Ma-Duk, comme ceux qui venaient parfois trouver refuge au camp, un de ces « rangers », mais plus sûrement un ennemi du culte. Peut-être un membre de la Kuilde ? Dans l’univers minuscule où vivait Nati, il n’y avait guère qu’eux, comme possibilité.

Quand il eu une dizaine d’années, il décida d’aller vérifier ses théories. Son terrain de jeu n’était pas grand, car le Nexus était une région dangereuse et sa mère surveillait qu’il ne s’éloigne pas trop. Mais il avait une grande pratique de l’esquive, et profita d’un jour où Ylang Hao était occupée ailleurs pour partir en voyage. Il avait volé une carte et une boussole dans la tente du chef, et était persuadé d’arriver au camp de la Kuilde et d’en revenir avant que quiconque ait pris conscience de son absence. Il avait un peu peur de la Kuilde, car son enfance avait été bercée de contes où ces derniers étaient dépeints comme des monstres mangeurs d’enfants, mais si son père était chez eux, ils seraient contents de le voir, non ?

Tout ça aurait pu mal finir, puisque ses talents de cartographes l’amenaient directement sur un nid de Cuttler qui se confondait avec le vert de l’herbe. Le grondement bas de l’un d’eux le figea. Le monstre se déplia, dépassant l’enfant zoraï de toute sa taille, et fit claquer ses dents. Nati resta tétanisé devant la terrible créature.

Une décharge de fusil se fit alors entendre. Le cuttler releva la tête, agacé par l’abeille qui venait de le piquer. Il délaissa le petit zoraï pour se concentrer sur la bande d’homins qui l’attaquait. Ces derniers se débarrassèrent rapidement du prédateur et de ses congénères, et récupérèrent l’enfant.
— Qu’est-ce que tu fais ici, toi ? Ce n’est pas un endroit pour les gamins.
— Je, je…

Nati cherchait une bonne excuse, quand il comprit que ses sauveurs n’étaient pas de l’Arbre Éternel. Ces armures-là, il ne les connaissaient pas. Se pouvait-il que les kamis l’aient directement guidé vers les bonnes personnes ? Il demanda :
— Vous êtes de la Kuilde ?
— Oui, mais toi, d’où tu viens ? Bon sang, on ne va pas jouer aux nourrices…

Alors Nati leur fit un grand sourire, et s’adressant au zoraï qui semblait diriger ce groupe, déclara :
— Pa !!! Je t’ai retrouvé !

Comme un père


Devant le babillage de l’enfant, la patrouille de la Kuilde avait préféré revenir à son camp, le temps d’aviser. Nati s’accrochait au grand zoraï à l’origine de son sauvetage, l’appelant « pa » et racontant une histoire décousue sur le pourquoi du comment. Le pauvre guerrier cherchait désespérément de quelle homine de sa connaissance ce rejeton pouvait bien venir, avant qu’enfin la lumière se fasse.
— Attends, tu as dit qu’elle s’appelait comment, ta mère ?
— Ylang, enfin c’est pas son vrai nom, c’est Ylang Hao, mais ça c’est que son prénom, parce qu’en fait ses parents étaient des Sen-Siang, originaire de Jen-Laï. Jen-laï c’est une grande ville qui se trouve dans un pays très loin, c’est de là qu’elle vient ma maman, et…
— Stop, stop ! Je ne connais aucune homine de ce nom. Enfin, aucune à qui j’aurais pu faire un enfant.
— Mais… mais si, c’est forcément toi, sinon pourquoi tu m’aurais trouvé alors que je te cherchais, dit ? C’est comme ça que font les kamis, c’est…
— Les quoi ?!?
— Comme dans les contes, les kamis ils aident toujours les gens à se retrouver, et tu m’aurais pas aidé sinon, donc forcément c’est eux et…
— Tais-toi. Tout de suite.

L’air féroce du guerrier convainquit Nati de la mettre en veilleuse un instant. Jusqu’à ce qu’une pensée lumineuse lui vint :
— Ho mais oui, je suis désolé, je parle des Kamis alors que tu es de la Kuilde, donc tu sais pas qu’en fait, les kamis ils sont gentils et que…
— TAIS-TOI !!!!

Les guerriers de la Kuilde se trouvaient devant un problème épineux. C’était visiblement un vrai bon petit kamiste qu’ils avaient en face d’eux ; en temps normal, c’était le genre d’individus à qui ils faisaient abjurer leur foi, ou qu’ils découpaient en rondelles. Seulement, ce kamiste était un enfant, un petit zoraï qui n’avait même pas encore son masque. Contrairement à ce que les kamistes fanatiques de l’Arbre Éternel voulaient faire croire, ils n’étaient pas des criminels. Ils se contentaient de prendre soin de la foi en Jena et la Karavan contre les hérétiques. Après une discussion entre eux, le grand guerrier décida de reprendre l’interrogatoire :
— Bon, pourquoi tu penses que je suis ton père ?
— Parce que c’est toi qui m’a sauvé, c’est un signe, non ? C’est comme ça que ça se passe dans les histoires et…
— Non, non ! Tu a visiblement été élevé par des kamistes. Je suis de la Kuilde. On est ennemis, tu comprends ça ?
— Yui.
— Bon, dans ce cas, pourquoi ta mère… ta mère est bien kamiste, hein ?
— Yui, même qu’elle fait que prier et qu’on s’ennuie bokuu, mais elle dit qu’il faut le faire parce…
— Pourquoi elle irait couch… heu pourquoi ton papa serait karavanier si elle, elle est héré… kamiste ?

La question eut le mérite de faire taire Nati un moment. Il avait déjà réfléchi à ça, sans jamais trouver de réponses. Est-ce que l’amour était la réponse ? La seule fois où il avait demandé à sa mère si elle avait aimé son père, elle lui avait crié dessus et demandé de ne plus jamais parler de lui. Ce n’était pas une réponse claire.
— Je sais pas. Mi veut pas me dire. C’est pour ça qu’il faut que je trouve mon pa.

Nati regarda le zoraï avec un regard plein d’espoir. Ce dernier se frotta le masque :
— Mais elle t’a dit que ton père était karavanier ? De la Kuilde ?

Nati imita le geste du guerrier, bien que n’ayant pas encore de masque à frotter :
— Né… Mais elle a dit que c’était pas un bon croyant. Et les autres au camp, ils veulent pas en dire plus. Si c’est pas un kamiste, alors ça peut être que quelqu’un de la Kuilde, hein ? Ou un Ranger. Mais je crois pas que ce soit un Ranger, parce qu’il y en a qui passent parfois nous voir, et aucun d’eux n’a dit à ma moman « comment il va Nati » et…
— Ok, ok, tu as gagné. On va voir si quelqu’un, ici, connaît une « Ylang Hao ». Mais ne te fais pas trop d’illusion, petit.

Nati fit donc le tour du camp en compagnie du grand zoraï, Nung Dao. Personne ne connaissait le nom de sa mère. Cependant, il oublia peu à peu l’objet de sa visite, émerveillé par les étranges objets de la Karavan. Voyant l’intérêt de l’enfant, les membres de la Kuilde en profitèrent pour lui montrer les merveilles de la technologie, « bien supérieures aux créations démoniaques des kamis » selon leurs dires. Nati n’avait jamais rien vu de tel et passa une journée fabuleuse.

Quand le soleil commença à se coucher, l’enfant se rappela soudain que sa mère devait l’attendre.
— Ho mince… elle va me punir, cette fois, c’est sûr… plus de gâteaux au miel durant tout le mois sans doute !
— Tu veux rentrer chez toi ?

Nati regarda les étranges machines flottantes de la Karavan, un pincement au cœur. Les agents de la Kuilde n’étaient pas si méchants, en fait. Et sa mère allait sans doute le gronder. Mais c’était parce qu’elle l’aimait. Lui aussi l’aimait ; il ne pouvait pas rester ici toute sa vie.
— Yui, il faut que je rentre… mais je pourrais revenir ?
— Pourquoi pas. Si les kamis ne te grignotent pas la graine de vie pour avoir osé venir ici, reviens quand tu veux. Je vais te montrer le chemin, celui qui évite les cuttlers.

Les deux camps n’étaient vraiment pas si loin l’un de l’autre. Quand ils furent en vue de celui de l’Arbre Éternel, Nung Dao prit congé du petit zoraï :
— Ne leur dis pas que tu étais avec nous, ça t’évitera de te faire punir. Raconte que tu t’es endormi dans un arbre, quelque chose comme ça.

Nati retrouva sa mère, qui s’était fait un sang d’encre en découvrant la disparition de son fils, et qui fêta son retour en le gavant de gâteaux au miel. Elle le gronda aussi, mais elle était surtout soulagée de le retrouver.

Il ne dit rien du camp de la Kuilde, et oublia un temps la recherche de son père, fasciné par la découverte des mystères de la Karavan.

Rêve et Réalité

Maintenant qu’il connaissait le chemin pour aller à la Kuilde, il faisait l’aller-retour dans la journée comme un grand. Sa mère n’appréciait pas de le voir disparaître, mais après discussion avec d’autres membres de la tribu, ils avaient conclu que le gamin en était à sa crise d’adolescence et qu’il devait avoir besoin d’un peu d’espace loin des adultes. Nul ne soupçonnait qu’il allait en réalité apprendre « toute la vérité » sur Atys suivant la vision des karavaniers.

La Kuilde, et Nung Dao en particulier, formaient l’enfant avec finesse. Si, adulte, il devenait Jénaïste plutôt que Kamiste, ce serait toujours ça de pris. Il n’y avait aucune mauvaise pensée dans leur apprentissage : Nati était un gentil enfant, semblable aux autres de son âge sur bien des points, avec cependant une véritable bonté qui le faisait facilement aimer de tous. Les agents veillaient juste à ce qu’un enfant aussi prometteur ne s’égare pas trop sur le chemin de l’hérésie et que son âme ait une chance d’être sauvée.

Nati écoutait d’une oreille distraite ce qui concernait la religion, mais se passionnait pour la mécanique. Peut-être que Nung Dao n’était pas son vrai père, mais c’était un peu comme un père adoptif, finalement : il lui montrait plein de choses que sa mère désapprouverait si elle l’apprenaient, sans le mettre en danger pour autant. Il l’emmenait à la chasse, lui montrait comment se battre, comment pister les bêtes sauvages et piéger le petit gibier. Nung Dao lui parlait aussi de son père, ou du moins de ce que pouvait être son père : un bandit, un maraudeur, un neutre, un karavanier, un des membres d’une tribu ou d’une autre, ennemie des kamis… Les kamistes ne manquaient pas d’ennemis, et tout simplement de gens qui n’étaient pas « assez bien pour eux ».

L’intérêt de découvrir les deux visions du monde les plus diamétralement opposées, celle des fanatiques, kamistes et karavaniers, servit à Nati à développer une certaine ouverture au monde, qui lui aurait peut-être manqué autrement. Il se rendit compte que chacune des tribus était extrémiste dans certains de ses discours : à présent qu’il connaissait bien kamiste comme karavanier, il trouvait que chacun était d’abord homin, avant tout, et qu’aucun n’était vraiment mauvais.

Tout aurait pu continuer longtemps. Malheureusement, un jour une des patrouilles de l’Arbre Éternel croisa l’une de celle de la Kuilde… alors que Nati les accompagnaient.

Avant que les deux tribus n’en viennent aux armes, le chef de la patrouille de la Compagnie reconnut soudain le gamin dans la patrouille d’en face. Il faut dire que sans masque, il était visible.
— Qu’est-ce que… Nati ! Vous avez kidnappé un enfant, bande de monstres ?
— Kidna… Ha mais oui, exactement ! s’écria Nung Dao en attrapant Nati par le col. Il est à vous ? Très bien. Laissez-nous passer, et déposez les armes, ou on le bute !
— Pour qui vous nous prenez, hérétiques ? Vous allez le tuer dès que nous aurons posé nos armes. Rendez-le nous, et il ne vous sera fait aucun mal.
— C’est vous qui nous prenez pour des idiots, et c’est vous les hérétiques !

La tension montait et Nati voyait avec effroi que ses amis allaient s’entretuer. Alors il s’écria :
— Attendez ! Ne vous battez pas, c’est de ma faute !

Puis appelant chacun par son nom, il les enjoignit à baisser les armes ; et à ce que Nung Dao le lâche. Il se plaça alors entre les deux groupes.
— Que chacun rentre chez soi. Je vous en prie, ne vous battez pas pour moi.
— Pour toi ? s’écria le chef de la patrouille de la Compagnie. Après ce que je viens de voir, je crois que nous ferions mieux de te tuer nous-même. Après tout ce que nous avons fait pour toi, c’est comme ça que tu nous remercies, en allant pactiser avec des démons ?
— Démons ? C’est vous les démons, vous n’avez même pas été capable de lui apporter les réponses qu’il cherchait, s’écria Nung Dao. Vous êtes tellement bouchés que vous n’assumez même pas de lui dire qui est son vrai père !
— Son père ? Ha ! Oui, c’est sûr que si sa mère s’était réfugiée chez vous, il le connaîtrait, son père ! Encore heureux qu’il n’en sache rien, il n’a pas besoin d’en savoir plus !

Malgré les appels au calme de Nati, les deux groupes étaient décidés à en découdre. Pour la première fois de sa vie, il eut vraiment peur. Voyant les visages déformés par la haine de ceux qu’il croyait connaître, le meurtre se dessiner dans les postures des combattants, il leva les yeux au ciel :
— Jena, Ma-Duk, si l’un de vous a de la pitié pour ses croyants, que ce bain de sang soit évité !

C’était peut-être la première fois qu’il exprimait une prière sincère. Elle ne fut pas entendue. Au nom de leur dieu bafoué par celui de la déesse, les kamistes chargèrent. Les karavaniers en firent autant. Nati, lui, s’enfuit sans demander son reste.

Il erra dans le Nexus jusqu’au soir, pleurant en repensant au cri des blessés. À peine douze ans et déjà confronté à l’horreur de la guerre… C’est sa mère qui le trouva, roulé en boule au pied d’un arbre.
— Mi ? Je croyais que tu ne sortais jamais du camp…
— Il y a des choses sur moi que tu ne sais pas… Mon pauvre fii… Mon tout petit…

Elle le berça longuement dans ses bras, et lui parla aussi. Elle apaisa son cœur, parlant de la bonté des kamis, lui expliquant que ces guerres, et toute forme de violence, n’étaient que l’apanage des homins, et qu’aucun des êtres de la nature ne voulait un tel bain de sève. Elle lui demanda aussi pardon pour ne pas lui avoir tout raconté sur sa naissance.
— Nati, mon cher enfant… je t’aime tellement. J’aurais voulu de protéger à jamais, que jamais tu ne découvres la violence des homins… je suis désolée.
— Mais tu ne veux toujours rien me dire ?
— Il y a une chose que je peux te dire… Les gens nous définissent par notre passé ; nous-même, nous finissons par nous définir en fonction de lui. J’ai voulu t’offrir une bonne définition. Je ne voulais pas que tu ressembles à ton père, et je ne le veux toujours pas. Ce qu’il est… je te le dirais, le jour où tu seras prêt à l’entendre. Les petits garçons veulent tellement ressembler à leur père… Moi, je veux que tu ressembles à toi-même. Ou des modèles comme Do-Vi We, notre supérieur. Pas à lui.
— Mais je veux savoir, Mi…
— Je te l’ai déjà promis. Je te dirais tout quand tu auras ton masque, et que tu seras devenu un vrai kamiste.
— Un vrai kamiste ? Tu avais juste dit le masque…
— Le rite ne sera qu’une formalité pour toi, tu es déjà kamiste. Mais yui, c’est important. Tu dois aimer Ma-Duk, profondément et sincèrement. Sinon je craindrais toujours que tu deviennes pareil à lui.
— Mi… tu ne m’as jamais répondu… Tu l’as aimé, pa ?

Ylang Hao resta un moment sans rien dire, berçant son fils contre son sein. Enfin, elle murmura :
— Yui, je crois que je l’ai aimé… Un peu…

1)
10 Germinally 4 th AC 2578
2)
Haokan signifiant beau en chinois, les noms zoraïs empruntant à cette langue…
3)
“Fils chéri” en taki, la langue zoraïe.
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