Une remarque de trop
— Tu va te marier avec Jazzy, finalement ?
— Né.
— Pourquoi ?
— Pourquoi est-ce que nous nous devrions nous marier ?
— Parce que vous vous aimez ?
— Il n'y a pas besoin de se marier quand on s'aime. En fait, nous en avons bokuu discuté et j'y ai bien réfléchi. La seule utilité du mariage est par rapport au groupe social qui nous entoure. C'est pour ça qu'il y a autant de différence de mariage suivant les nations, les tribus, et autres.
— C'est le truc le plus bizarre que tu aie jamais dit. Et puis je ne vois pas pourquoi ça devrait empêcher que vous vous mariez.
— La vraie question, c'est pour quoi, toi, tu veux que nous nous marions ?
Haokan rumine la question un moment, avant de formuler une réponse qui lui semble correcte :
— Pour qu'il y aie un peu de bonnes choses qui arrivent.
— Mais la chose qui est bonne, c'est l'amour, né ? Et l'amour n'a pas besoin de mariage pour exister.
— Mais le mariage c'est de rassembler plein de gens qui vous aiment, et aiment que vous vous aimiez, et c'est de former une famille aussi !
— Une famille…
Les deux se taisent un long moment. S'il y a un sujet douloureux pour chacun d'eux, pour des raisons légèrement différentes, c'est bien celui-ci. Ylang Hao finit par reprendre avec douceur :
— C'est ta vraie motivation n'est-ce pas ? Que tu aie une famille officielle dont tu puisse être fier.
Haokan réfléchit à ça, s'apprête à répondre quelque chose, mais sa mère continue un peu trop vite sur sa lancée :
— Et tu compte sur moi pour te l'amener.
Cela refroidit brutalement le zorai, qui répond d'un ton cassant :
— Vu comme tu apprécie les gens que j'aime, moi, et vu leur intérêt limité pour ma propre personne, c'est certain que ce n'est pas moi qui vais fonder une famille.
— Tu vas finir par trouver la bonne…
— Né, coupe Haokan. Il n'y a pas à trouver la bonne personne. Et si cela t'intéresse, en fait, j'ai quelque chose qui ressemble à une famille. Elle est bizarre, elle existe pour de mauvaises raisons, elle est composé de gens infréquentables et il se passera des années avant que j'ose t'inviter à un repas de famille, toi ou un quelconque membre de ma vie officielle, et la question du mariage ne se posera jamais. Mais le problème, ici, ce n'est pas moi, c'est toi !
— Tu… des zorais-goo, Haokan ?
— Ça me regarde !
— Fii…
— Né, cela suffit. Tu es tombée amoureuse d'un nékwai mécréant et tu as recueillie une zorai-goo, alors ne vient pas me reprocher mes propres fréquentations !
— Mais je n'allais pas…
— Si, tu allais ! Je le vois, je le sais ! Tu n'aimes pas que je m'éloigne du chemin du bon kamiste qui fait ses prières toute la journée ! Et bien voilà, je ne suis pas un bon kamiste, je ne suis pas un bon fils, et de toute façon qu'est-ce que ça changerait ? J'ai été ce que tu voulais pendant des années, tout ça pour quoi ? Est-ce que les kamis t'ont fait le moindre bien ? Est-ce que tous ces sacrifices ont servi à quoi que ce soit ? ET ARRÊTE DE TREMBLER CHAQUE FOIS QUE JE T'EXPRIME QUELQUE CHOSE D'IMPORTANT !
Il a rugit la dernière phrase, exaspéré en voyant sa mère s'effrayer du ton qui montait, ce qui a évidement eu l'effet inverse de ce qu'il demande sur sa mère : elle est à présent recroquevillée, en larmes, petite chose tremblante essayant de survivre à la tempête qui s'abat sur elle, luttant contre elle-même pour rester digne. Sauf que la tempête, comme toutes les autres fois, est ridicule. Elle qui a survécu aux pires avanies, comment peut-elle être impressionnée par un zorai un peu exaspéré ? Habituellement, cette réaction effraie Haokan, comme la plupart des gens qui connaissent Ylang Hao ; terrifiés à l'idée de briser cette zoraie qui semble si fragile, ils battent en retraite, s'adoucissent, cherchent à protéger l'homine. Comme chaque fois, Haokan se sent coupable, monstrueux même de faire si peur à sa mère qu'il adore. Sauf que quelques unes de ses dernières expériences de vie font basculer sa perception. “Je suis un monstre, yui… et alors ? Si c'est ce que je suis, rien ne sert de le nier.” Cette fois, il ne bat pas en retraite, il n'essaye pas d'apaiser, ni de laisser sa mère reprendre son souffle. C'est comme un barrage qui se rompt et pour la première fois, il lâche tout, sans souci de la façon de tourner les choses, de limiter la casse. Sans baisser le ton, il exprime tout ce qui lui pèse :
— C'est ça ton problème, on ne peux jamais rien te dire, tu agis toujours comme si on allait te battre ! Et au final c'est tout ce que tu attends de la vie, retomber sur un taré qui t'imposera ses volontés ! Au fond, tu ne veux pas en sortir, je me demande même pourquoi tu t'es enfui, parce que tu n'as jamais vraiment renoncé à cette vie-là ! Même là : tu as trouvé quelqu'un de bien qui t'aime et te respecte, et plutôt que de l'accepter et de profiter de tout ce qui est bien avec lui, tu le fuis, tu préfère rester avec tes souvenirs plutôt que d'en construire des bons avec quelqu'un d'autre ! Si le seul mariage que tu veux avoir dans ta vie, c'est celui avec ce crétin d'antekami, alors tu as raison, ne te marie pas, continue de vivre toute seule ! Ou même mieux, pourquoi ne vas-tu pas rejoindre mon père, hein ? S'il te manque tant que ça ? Pourquoi tu n'es pas restée avec les antekamis, vu que tout ce que tu veux faire c'est te plaindre et prendre des coups !
— Hao, crie sa mère dans un sanglot, ce n'est pas vrai !
— Pas vrai ? Pas vrai ? C'est plus vrai que tes fichues prières à longueur de temps ! Depuis le temps que tu es à genoux devant les kamis, ils auraient du te sanctifier depuis longtemps si tu étais à moitié aussi sincère que tu le fais croire ! Mais ce ne sont pas les kamis que tu prie, c'est ta propre souffrance ! Et c'est tout ce que tu m'as appris, que tout n'étais jamais que souffrance ! Tu sais comment Yumzi'Gami t'appelle ? Mikyo ! Et elle a raison !
— Les nélaï-ho ont pervertis ta vision, gémit Ylang Hao. Ho, Natikwai, qu'ont-ils fait de toi…
— Perverti ? Taki taki ! Ils m'ont donné une vie, celle que tu aurais dû, toi, me donner !
— J'ai… fait… ce… que j'ai… pu…
Haokan déglutit. Il a beau être en colère, sa pitié revient et un peu de calme avec, suffisament pour qu'il déclare plus doucement :
— Je sais que tu as fait ce que tu as pu. Mais il serait temps que tu trouve toi aussi ta voie. Que ce soit d'aller retrouver mon père, de former une famille heureuse avec Jazzy…
Et avec une pensée pour quelqu'un à qui il doit beaucoup :
— Ou toute autre voie, tant qu'elle te correspond vraiment.
Puis sa colère revient en voyant sa mère prostrée et sanglotante :
— ET ARRÊTE DE PLEURER ! N'importe qui a envie de te frapper quand tu fais ça ! Et personne ne le fais ! Alors ARRÊTE ! Arrête de tous nous voir comme des brutes !
Lutter contre l'envie de la prendre et de la secouer devient laborieux et il préfère fuir en claquant la porte de l'appartement. Il ronchonne en descendant la rampe de l'immeuble :
— Un de ces jours c'est moi qui vais la balancer dans la goo… Pfff, comme si elle avait besoin de ça pour savoir différencier ce qui est grave du reste…
Traduction de quelques expressions issues de la langue zoraie (Taki) :
- Né, yui : Non, oui
- bokuu : beaucoup
- zorais-goo : terme insultant pour désigner les zorais qui, justement, jouent avec la goo.
- Mikyo : Mère-Vide.
- nélaï-ho : les hérétiques (litérralement “les gens qui n'ont pas la Lumière”)
- Taki taki : Ça pourrait se traduire par “Bla bla bla” ou “tu parles !”, expression signifiant qu'il y a des mots mais pas de contenu.