Un amour contrarié
Kenny aurait aimé être une toute petite souris, se glisser dans la poche de son patron, et le suivre partout.
Surtout quand le patron allait voir son amoureuse.
Non, parce que là, il n'y comprenait plus rien. Qu'est-ce qui se passait réellement ?
Ces deux-là partageaient le parfait amour, se voyaient tous les midis en tête à tête (avec Kenny dans la zone, à faire le guet pour prévenir si des gêneurs se pointaient). Et puis il y avait eu l'accouchement, et ça avait été chaud chaud chaud, mais Kenny était fier de lui parce qu'il n'avait pas vomi une seule fois, sauf si on comptait plus tard, quand le stress était retombé, mais ça ne comptait pas vraiment, justement. Puis après ça, cet enquiquineur de mari était tombé sur le râble de sa pauvre épouse, et il s'en était suivi un épisode hyper gênant où Kenny avait été forcé d'expliquer ce qui aurait dû être évident pour tout le monde, c'est à dire que le petit masque blanc ne *pouvait pas* rester avec le tryker, parce qu'ils formaient un couple super mal assorti, alors qu'elle et le patron, c'était juste wouahouha. Enfin, nan, c'était super bizarre sur plein de trucs, mais clairement ils s'adoraient et ne pouvaient pas se passer l'un de l'autre, et ils étaient contents, alors fallait pas faire compliqué et les laisser s'aimer.
Mais personne ne voulait l'écouter.
Après ça, Rankwai1) avait été un peu mise sous clef un bon moment. Officiellement Kenny avait le droit de lui rendre visite, mais les gardes lui avaient bien fait comprendre que la tolérance qu'ils avaient à son égard s'arrêtait au bord de la tour où le tryker retenait son épouse prisonnière. Officiellement elle n'était pas prisonnière non plus, mais bon, comment on appelle quelqu'un qui ne sort plus de chez elle, quand son mari, lui, ne s'en prive pas ? Et puis il fallait qu'il arrête de l'appeler Rankwai parce que depuis… depuis après son mariage ? Avant l'accouchement en tout cas, et bien, son masque n'était plus blanc, mais à moitié violet. Si ça, c'était pas la preuve qu'elle aimait le patron, hein… Pas besoin d'être zorai pour comprendre ça, quand même. Bref, toujours est-il qu'il ne pouvait pas facilement voir son amie, mais pire que ça, le patron non plus. Et ça, ça n'avait pas été drôle. Le patron avait été d'une humeur de ragus, à être privé de voir sa copine. Il disait que c'était pas ça, rien à voir, mais bon c'était évident que c'était ça, parce que sinon le reste était comme d'habitude. C'est à dire qu'il râlait après les maraudeurs, les gami-ho'i2), les gens des nations, bref comme toujours après l'ensemble de l'hominité en dehors de quelques rares exceptions, mais il râlait encore plus, et il s'agaçait pour un rien, et il avait refait trois fois les mêmes analyses de sang, aussi, alors qu'il n'y avait vraiment pas besoin. Ho, oui, avec Pe'anin ils s'étaient tenus à carreau, le temps que la mauvaise humeur du patron passe, parce que ce n'était pas le moment de casser une fiole : Kenny aurait été prêt à parier qu'il se serait fait balancer dans la goo à la première maladresse. Non pas que le patron l'aie jamais réellement lancé dans la goo, bien sûr, il était civilisé et puis il ne cédait pas à ce genre de truc, mais bon, quand même, là, on sentait qu'il n'en fallait pas beaucoup pour que la couche de civilisation craque.
Et puis Rankwai (qu'il ne devait plus appeler comme ça… mais comment ?) était revenue, et bizarrement l'humeur du patron s'était brusquement améliorée, mais bien sûr, pas de rapport. On ne la faisait pas à Kenny… mais il n'allait pas discuter, ces deux-là s'étaient retrouvés et ils étaient contents, et encore plus fous amoureux, d'après ce qu'il pouvait en surprendre. Bon, évidement, il n'était pas censé écouter aux portes, mais il avait juste voulu être sûr que tout allait bien. Et ça avait l'air, enfin dans la perspective un peu bizarre de ces zorais, mais bon c'était leur truc et leur façon de s'amuser. Et ça aurait dû continuer. Rankwai disait à son mari possessif qu'elle allait au temple, et qui voulait accompagner quelqu'un au temple, hein ? Du coup elle était toute seule et au lieu d'aller s'ennuyer à faire semblant de prier les démons kamis, elle rejoignait le patron et ils faisaient des trucs ensemble. C'était la belle vie, ça aurait pu continuer comme ça des années, enfin peut-être en empoisonnant le mari un jour, et Kenny ne comprenait pas trop que l'option n'ait pas été envisagée plus sérieusement, mais le patron avait dit non, et puis Rankwai ne voulait pas, donc, pas de poison.
Sauf qu'un soir le patron était rentré, et ce n'était pas qu'il était juste agacé : il était dans ce genre de colère froide qu'il avait de temps en temps, quand les gens l'énervaient vraiment. Dans ce genre de cas, Kenny avait compris qu'il fallait juste se taire et se faire super discret et attendre que ça passe. Et qu'amener quelques bouteilles de bonne shooki, ça aidait aussi à ce que ça passe plus vite. Donc il n'avait rien dit, il avait laissé le patron fulminer en faisant ses potions, et puis quand ce dernier avait pris une pause, il lui avait amené une cuvée millésimée, sans rien dire. Tous les deux assis en silence sur la colline, à regarder la lumière décliner, la bouteille descendant tranquillement, jusqu'à ce que le patron lui passe ce qui restait et sorte sa pipe. Et voilà, le mauvais moment était passé, même s'ils étaient encore restés là un moment, sans rien dire de plus. C'était dans ce genre de moment que Kenny se sentait le cœur débordant d'affection pour cet homin étrange, d'un abord abrupt mais dont l'hominité était bien réelle, qui l'avait recueilli et avait pris soin de lui et de Pe'anin, malgré tous les soucis que ça pouvait parfois poser… Et à présent, Kenny savait comment prendre soin du patron aussi, et ça, c'était bien.
À la fin de la soirée, le patron lui avait dit qu'il ne voulait plus entendre parler de Rankwai (lui, il l'appelait Sen-Siang), et qu'il fallait la laisser tranquille pour le moment. Ce n'était pas un vrai ordre de ne pas aller la voir, ceci dit. Kenny n'avait bien sûr rien demandé de plus, mais il se posait plein, plein de questions. Il avait essayé de se renseigner les jours suivants mais rien, nada, personne ne savait ce qui avait pu se passer entre ces deux-là, et c'était vraiment trop tôt pour essayer de demander au patron. À la fin, Kenny s'était dit que peut-être Rankwai avait besoin de soutien aussi, ou peut-être que c'était encore le mari qui faisait son pénible et que dans ce cas elle aurait encore plus besoin d'un ami.
Il s'était donc rendu à Avendale chaque fois qu'il avait pu, attendant patiemment que la zoraie sorte de sa tour… Si elle pouvait encore le faire. Mais un soir, justement, il l'avait croisée au bar, seule. Il lui avait demandé des nouvelles, mais elle n'avait pas été du tout contente de le voir. En fait, elle s'était même fâchée. Et elle avait fini par lui mettre une baffe. Alors qu'il n'avait rien fait ! Il prenait juste de ses nouvelles ! Et après elle était partie, comme s'il s'était mal comporté avec elle !
Ça, il avait encore envie de pleurer en y repensant. C'était trop triste, et puis pourquoi ? Elle avait dit qu'elle le considérait comme un ami, et on ne fais pas ça aux amis ? Ou si, dans sa logique un peu antekamie ? Mais non, d'habitude jamais Rankwai n'était violente…
Peut-être qu'elle avait trouvé une autre drogue. Ce qui aurait expliqué que le patron soit si en colère, non seulement qu'elle reprenne des trucs mais en plus que ça soit pas à lui qu'il l'achète. En tout cas, l'autre client au bar ce soir-là, qui avait assisté à tout ça, était d'accord : c'était pas la faute de Kenny, et Rankwai était bizarre. L'autre client était quelqu'un de confiance en plus, c'était l'Illuminé marrant qui faisait des blagues au Cercle Noir quand il venait chercher les livraisons. Ils avaient bien papoté, tous les deux.
Kenny avait fini par demander au patron, si c'était à cause de la drogue que ça n'allait plus avec Rankwai. La question n'avait pas fait plaisit au patron. Il avait quand même répondu pour dire que non, c'était probablement pas ça, mais qu'il faudrait quand même vérifier, parce que pas question que ça retombe sur les enfants. Du coup Kenny était retourné à Avendale, pour garder un œil (mais discrètement, cette fois) sur la mère. Du moins quand elle sortait de ce fichu appartement…
Difficile de savoir… mais il ne voyait pas de dealer en vue. Même Zhen évitait cette zone (mais pas forcément le bar, même s'il y allait avec un casque). C'était peut-être le mari qui… bon, il y était forcément pour quelque chose.
Et puis un soir, Kenny vit le fils de Rankwai venir la voir, sauf qu'il y avait un je-ne-sais-quoi de bizarre. Il resta un moment chez elle, et puis il ressortit, et y'avait vraiment un truc… dans la démarche peut-être ? Ça ne collait pas. Du coup, Kenny l'avait suivi alors que le fils allait vers la Loria. Et là, à distance des gardes, le fils avait sorti un cristal maraudeur de sa poche et s'était téléporté. Un cristal ! Alors qu'il était kamiste en principe ! Et Kenny n'avait pas pris de trucs qui expliquerait des hallucinations !!!! Impossible de savoir où il était allé, mais l'info intéresserait très probablement le patron. Le fils de Rankwai, maraudeur… Kenny avait déchiré son pacte Karavan pour le Cercle Noir, attendant impatiemment que le patron revienne de sa tournée du moment. Peut-être qu'il avait raconté à quelques personnes du Cercle ce qu'il avait vu, ayant besoin de partager cette nouvelle incroyable. Un maraudeur ! Lui ! Le truc de fou !
Le patron avait fini par revenir, et par écouter ce que Kenny avait à dire mais étrangement, ça ne semblait pas vraiment lui faire plaisir. Il avait fini par tirer l'oreille du tryker en lui demandant à combien de gens il avait raconté cette histoire. Et l'avait lâché quand il avait compris que c'était trop de monde pour arrêter une rumeur.
— Tu es vraiment pénible, par moment, Kenny. Et stupide aussi. Ce n'était pas le fils de Rankwai.
— Mais il avait la même armure et tout et c'était un zorai aussi et le gardien de l'immeuble l'a laissé passer !
— Le gardien de l'immeuble est un crétin de tryker, il voit un zorai dans une armure qui ressemble à celle du fils de Sen-Siang, et… comme toi, il s'arrête aux apparences. Ce qui allait très bien dans son cas !
— Mais c'était qui, si c'était pas le fils, patron ? Vous savez ?
— Ce n'est pas possible d'être aussi idiot ! C'était moi !
— Haaaaaan…
Le patron râlait, Kenny reconnaissait son génie, mais quand même, il restait des questions :
— Pourquoi vous y êtes allé, patron ? Vous aviez pas peur de tomber sur le mari ? Ou même sur le vrai fils ?
— Aucun risque, les guerres d'avant-postes ont repris et ces deux idiots étaient pris dans la défense d'une quelconque ferme. Quant à ce que je suis allé y faire, ça me regarde.
— Hooooo…
— Enlève ce sourire stupide de ta face ! Je suis allé voir si elle s'occupait bien des enfants, c'est tout ! Cette petite sotte ne répond même plus aux izams ! Ne recommence pas encore à inventer… et surtout à aller raconter des histoires absurdes !!!
— Pardon, patron. Promis, je dirai rien.
Il n'y avait qu'à Pe'anin qu'il raconterait ça. Et peut-être à Zhen s'il le recroisait au bar, parce que c'était un gars sympa et que ça le ferait rire. Et Feinigan, ça le ferait marrer aussi. Mais bon, tous ces gens savaient garder un secret. Et en attendant, il trouvait que le patron allait un peu mieux, d'avoir réussi à revoir son amoureuse. Est-ce qu'ils s'étaient réconciliés ? Est-ce qu'ils allaient se revoir ?
Oui, dans ce genre de moment, Kenny aurait vraiment aimé être une toute petite souris dans la poche de son patron.