Un yubo en peluche
L’appartement de Fakuang chez les maraudeurs en apprend beaucoup sur l’homin. C’est un lieu froid et inhabité ; il passe ici pour dormir, se nourrir et stocker quelques objets, sans même concevoir l’intérêt de profiter d’être chez soi. Aucune lucio sur les murs, pas de trophées en évidence. Fonctionnel, mais sans âme. Ce lieu pourrait être abandonné du jour au lendemain.
La présence d’un yubo en peluche sur une étagère est donc d’autant plus surprenante. C’est une vieille peluche qui a visiblement bien vécu ; un tas de chiffon qui tient grâce à de multiples raccommodages. Bien qu’elle semble avoir été l’objet de soins attentifs, elle est à présent couverte de poussière.
Parfois, l’Antekami la prend, secoue un peu la poussière, et contemple la vieille peluche fatiguée avec un air pensif.
Quel pouvoir peut-on mettre dans un tas de chiffon pour l’emmener même dans les lieux le plus improbable ?
Qu’est-ce que cela révèle ?
Pourquoi garder un objet pareil quand on va combattre ?
Il se pose ces questions depuis de nombreux cycles, sans être bien sûr de la réponse. Il garde cependant la peluche, qu’il a retrouvée dans les affaires que les Antekamis lui ont rendues, certain qu’elle lui révélera son secret un jour.
⁂
Enfin, un jour, il la recroise, tombant masque à masque sur la zorette en train de pister la même créature que lui.
Il la voit blêmir, terrifié comme si elle venait de croiser sa mort. Il n’a pourtant pas été agressif.
— Fa… Fakuang ? Tu es… vivant ?
Il a un sourire sardonique :
— Pourquoi, tu avais payé quelqu’un pour me tuer ?
Il voit le regard de la Zoraïe accuser le choc. Toujours aussi transparente. Non, elle n’est donc pour rien dans son empoisonnement… Il n'avait pas trop de doute sur le sujet. Elle bégaie, répond enfin d’une petite voix :
— On m’a dit que tu étais mort… ton clan, le Cercle Noir…
— Des rumeurs à peine exagérées. Mais je me porte mieux. Et toi ? Où est passée ta rage ?
Le masque de Laofa se ferme, une expression butée figeant ses traits.
— Garde tes piques. Je n’ai rien à te dire.
— Tu n’as pas envie de me tuer aujourd’hui ? On pourrait peut-être aller boire un verre en souvenir du bon vieux temps ?
Il ne peut retenir un éclat de rire sarcastique. La zoraïe, elle, prend un air offensé et sort un pacte de sa bourse.
Fakuang retrouve soudain son sérieux :
— Attends, ne pars pas si vite.
Elle suspend son geste sans lâcher le pacte qu’elle tient prêt à déchirer :
— Pourquoi je resterais ?
Fakuang sait qu’il n’a qu’une chance de recommencer à jouer. Il se concentre pour ne laisser aucune information filtrer de son masque et répond d’une voix presque douce :
— J’ai ton yubo à te rendre.
Cette déclaration balaie en une seconde toute la détermination de Laofa. Elle aborde à présent une expression perdue, enfantine, fragile, éloignant sa main du pacte et demandant d’une petite voix :
— Tu… tu l’as ? Tu l’as gardé ?
Il se contente de hocher la tête, passionné par ce que son masque raconte. Elle prend une expression encore plus angoissée :
— Tu ne lui as pas fait de mal ?
Cette fois, Fakuang n’arrive pas à rester impassible :
— C’est une peluche ! Comment veux-tu que je fasse mal à une peluche !
Il se rend compte que ce n’était sans doute pas ce qu’elle voulait dire… mais elle semble trop perdue dans son monde pour être compréhensible. D’un air presque suppliant, elle murmure :
— Tu me le rendrais ?
Il sait alors qu’il a gagné et retient à grand-peine un sourire de triomphe. D’un air magnanime, il déclare :
— Vient demain soir au Bosquet de la Confusion, au téléporteur maraudeur. Seule. Je te le rendrais… sans doute.
Elle ne répond pas, se contente d’acquiescer, terrifiée, mais fermement ferrée.
⁂
Il attend tranquillement, se demandant si elle viendra vraiment. Mais il n’est pas vraiment surpris de la voir descendre la colline. Il étudie la manière dont elle navigue entre les groupes de prédateurs et hoche la tête d’un air appréciateur. Il regrette cependant qu’elle ne tue pas l’un des petits torbaks sur son chemin, se contentant d’attendre à contrevent qu’il se décide à aller plus loin.
Elle arrive enfin, un peu essoufflée et restant à une distance prudente. Elle le détaille de haut en bas et il se rend compte qu’elle n’a pas changé, analysant tout ce qu’elle croise, toujours en train d’échafauder milles théories à l’heure. Il se demande si elle a des amis et comment ils supportent son hyperactivité.
— Tu es devenu Maraudeur alors ?
— Oui.
— Comment ? Non, pourquoi ? Tu avais l’air bien dans ta tribu ? Les kamis et les zoraïs ne te suffisaient plus, il fallait que tu combattes tout le monde sur Atys ?
Il sourit sans rien dire. C’est à cause de ses questions qu’il ne l’avait pas tuée la première fois. Mais il ne retrouve pas complètement la candeur qui lui avait tant plu. Elle reste tendue, à l’affût ; méfiante.
Il ne peut pas lui en vouloir pour ça.
Il est temps de voir où elle en est sur le chemin de la Vérité.
— Je croyais que tu venais récupérer ton bien ?
Il sort de son sac la peluche. Aussitôt que les yeux de Laofa tombent sur le bout de chiffon, toute son expression, son attitude, changent. Envolée, l’impression que l’homine essaie de contrôler son destin : elle paraît à présent tellement fragile, comme si un geste brusque allait la détruire, et sur le masque une expression si vulnérable… Cela donne une folle envie à l’Antekami de la briser sur place, envie d’autant plus forte qu’il sait à présent que sous cette fragilité apparente se cache une férocité impressionnante. Il émet un petit grognement et se retient. Prendre le temps et savourer… Il n’aura peut-être plus de tel amusement avant longtemps, donc autant faire durer le plaisir.
Il lui lance un sourire tordu :
— C’est donc bien à ça que tu tiens. Je vais te le rendre, mais pour ça… Tu dois me donner quelque chose en échange.
Laofa prend une expression encore plus terrifiée :
— Qu’est-ce que tu veux ?
Il soupire, secoue le masque, l’air dépité et pose la peluche sur son sac :
— Je pensais que tu saurais. Je suis sûr que tu sais quelle valeur a ce… yubo et contre quoi tu pourrais l’échanger.
Il prend sa massue d’un air nonchalant et fait trois pas vers elle. Elle recule de trois pas, complètement paniquée. Il la regarde d’un air intéressé : il n’imaginait pas lui faire peur à ce point.
— Où est passé Coeur-de-gingo ? J’ai l’impression de n’avoir qu’une yubette en face de moi. Et… tu ne sais toujours pas comme je déteste les yubettes ?
Toujours aussi nonchalamment, il donne un grand coup de massue dans l’arbre à côté de lui. Laofa sursaute violement :
— Tu… tu veux te battre ? Tu veux que je me batte contre toi ?
— Tu serais prête à te battre pour le récupérer ?
Elle sort ses armes, tremblante, et se met en garde. Il la regarde d’un air blasé. Sa tenue n’est pas celle d’une guerrière, elle n’a pas la prise assez forte sur ses lames, et sa position n’est pas des plus optimale. Il se demande même si elle a progressé, tandis que lui récupérait une grande part de sa force d’antan. Il se dit qu’il a peu de chance de perdre, fait un pas de plus vers elle, puis encore un… enfin à portée d’arme. Elle n’a pas reculé cette fois-ci, même si elle en meurt d’envie visiblement. Il guette dans ses yeux la petite lueur de rage, mais… rien. Il soupire, presque triste.
— On dirait que tu n’es pas Coeur-de-Gingo. Dépêche-toi de partir avant que je te tue.
Elle ne recule pas, ne bouge pas, reste en face de lui, et enfin il voit sur son masque la détermination monter. La peur est toujours là, mais elle n’y cède pas autant qu’elle le paraît.
Mais elle n’attaquera pas. Alors il lance un coup vers elle. Elle en esquive une bonne part et la massue ne lui fait pas aussi mal qu’elle aurait pu. Si, elle a un peu progressé… Bien trop peu, mais elle a quand même appris à mieux se déplacer.
Il recommence à l’attaquer, mais sans forcer, cherchant à la voir répondre. Elle esquive et se défend, reste concentrée sur ses mouvements, mais ne tente pas de le toucher. Elle commence à l’énerver.
— Montre-moi ce que tu vaux ou je te réduis en charpie !
— Ce que tu veux voir, répond-elle d’une voix presque sereine, c’est si l’Autre est là. Tu peux me tuer, mais je ne te laisserais pas gagner.
Il reste un instant interloqué avant de comprendre à quoi elle fait référence. Il éclate alors de rire, un rire mauvais :
— L’Autre ? Je n’ai pas besoin de ça pour gagner. Je gagnerais contre toi, quoi qu’il arrive, parce que tu restes faible et que je suis toujours plus fort.
Il arrête alors de retenir ses coups et la roue avec méthode. Elle ne fait vraiment pas le poids et se retrouve très vite à terre, ce qui n’arrête pas l’Antekami. Mais, à aucun moment, elle ne lui demande pitié. Il la voit lutter contre la douleur et retenir ses cris, sans jamais implorer qu’il cesse. Il s’arrête alors, satisfait de voir que Coeur-de-Gingo est bien là, caché dans la yubette. Toujours endormie, mais existant.
Il s’assoit à côté d’elle tandis qu’elle agonise et prend tranquillement le temps d’enfiler ses amplificateurs.
— Vraiment, à quoi bon te mettre dans des états pareils ? Regarde, tu saignes… Mais le pire avec la massue, c’est les dommages internes. Sans soins, ça peut être douloureusement mortel.
Il lui saisit une corne du masque sans douceur, l’obligeant à croiser son regard dans son agonie :
— Tu fais toujours confiance aux Kamis pour te ressusciter ? Tu n’as toujours pas compris que ce n’était qu’un jeu pour eux, qui peut s’arrêter… à n’importe quel moment ?
Il n’y a dans le regard de Laofa que de la souffrance et un désespoir résigné. Il la lâche et lui lance un soin, dosant soigneusement sa puissance pour ne pas trop la ramener. Juste ce qu’il faut pour qu’elle puisse répondre…
Elle toussote, crache du sang, et quelques larmes coulent le long de son masque. Elle ne fait pas mine de se relever. Il lui laisse le temps de se remettre, guettant sa réaction. Enfin, elle demande d’une petite voix :
— Est-ce que tu vas me le rendre, ou est-ce que c’était juste pour me torturer ?
Il grogne, puis pose un genou à terre pour se pencher au-dessus de la zoraïe. Puis dans un geste d’une étrange douceur, il caresse l’une des cornes du masque. Elle prend alors une expression de panique pure :
— Né, né, pas ça !
Tout en continuant de caresser les contours du masque, il lui demande doucement :
— De quoi as-tu peur exactement ?
Elle ne répond pas, les yeux révulsés de terreur, et ouvre et ferme la bouche comme si elle essayait de dire quelque chose… Ou comme si elle mâchait quelque chose… En un éclair, il comprend et lui met un grand coup de poing dans le masque pour l’arrêter. Elle hoquette et il la bascule en lui donnant une grande tape pour lui faire rendre ce qui est en train de l’étouffer. Une petite perle luisante de salive se retrouve éjectée dans l’herbe.
— Un pacte kamique… Ha, bien trouvé. Je pensais que tu avais un poison.
Laofa ne répond rien et sanglote avec désespoir, sans plus se retenir à présent, avec un abandon qui laisse Fakuang un peu déstabilisé. Il entend dans la douleur qu’elle exprime à présent à grands cris bien plus que la souffrance physique qu’elle doit ressentir. Il finit par la prendre dans ses bras et recommence à lui caresser le masque, un peu ennuyé d’avoir cogné aussi fort et espérant que son masque n’en gardera pas de trace durable. Elle se débat faiblement, tentant de lui échapper, mais il n’a pas l’intention de la laisser filer. Il lui murmure, presque avec tendresse :
— Laisse la douleur venir, laisse-la te posséder… Elle va te donner de la force. Ne résiste pas, accueille-la…
— Né… pas ça… je t’en supplie, je ne veux pas… je ne veux pas… pas mon masque…
De la voir si faible, tellement en son pouvoir… Il se demande si elle a peur de se faire mutiler, ou forcer. Lui-même hésite à aller plus loin. C’est tellement excitant… Mais c’est Coeur-de-Gingo qu’il veut réveiller, il veut revoir sa force, il veut la voir s’épanouir… et s’il l’effraie trop elle risque de ne jamais revenir.
Il pourrait tenter de la garder prisonnière… Mais il faudrait être discret, son clan de maraudeur condamnant fermement ce genre de pratiques. Et puis Laofa ne manque pas de ressource : elle risque de lui filer entre les doigts comme la dernière fois.
Non, il faut la motiver à revenir, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle laisse voir sa vraie nature. Peut-être qu’encore une fois, la drogue aiderait. La drogue de la Sève Noire serait l’idéal… Mais il n’a rien de bien intéressant dans le domaine avec lui. Il lui dit enfin à l’oreille, pour être sûr qu’elle l’entende malgré ses cris :
— Je suis un Antekami, Laofa. Je ne vais pas mutiler ton masque ; tu dois le faire toi-même. Je t’aiderais à avoir la main assurée le jour où tu te décideras. Couper ses cornes, c’est la preuve de ton engagement. Te forcer à le faire n’a pas de sens.
Les sanglots de la zoraïe diminuent un peu ; mais pour Fakuang, d’avoir son masque si proche du sien est absolument irrésistible. Comme il a envie de sentir l’âme de cette zoraïe étrange… Il cède et frotte ce qui reste de son masque contre les jolies cornes bien dessinées. Il a envie d’appuyer fort pour bien la ressentir, mais se retient pour ne pas la blesser encore. Laofa hoquette à ce contact si étranger et si… intime. Le baiser masque à masque n’a rien à voir avec toutes les autres sensations qu’un masque peut avoir. C’est quelque chose que seuls deux zoraïs peuvent expérimenter, et comprendre. Le moaï, c’est deux âmes qui se frôlent. Rien ne peut préparer à ce qui va se transmettre durant ce contact.
Ce qu’elle sent de Fakuang, et ce que Fakuang sent d’elle, est unique. Le zoraï soupire, complètement excité à présent, avide d’en avoir encore plus, et appuie sa caresse plus fort. Cette fois, il ne la laissera pas partir. Laofa gémit, de douleur, de peur, mais aussi, à sa grande honte, d’un certain plaisir. Elle avale sa salive avec difficulté et retrouve sa voix :
— Né, né… Arrête… Arrête…
Rien ne pourrait arrêter l’Antekami. Elle ne peut pas s’échapper, elle est bien trop affaiblie pour même se débattre de manière efficace et il n’y a personne dans les alentours. Il retrouve un peu de douceur, pensant à savourer le moment puisque le temps est de son côté. Est-ce qu’un bon moaï ferait revenir l’homine ? Peu importe, cela fait des cycles qu’il n’a pas savouré un baiser pareil. Le sexe sert dans les jeux de pouvoir, mais le moaï avec cette zoraïe, c’est juste incroyablement bon…
Tout en continuant à la tenir fermement, il fait aller et venir son masque sur elle, tantôt avec douceur et presque tendresse, puis plus affirmé et puissant. Le silence est retombé sur la zone ; on n’entend plus que le bruit des masques qui s’entrechoquent et se frottent, et les halètements des deux zoraïs.
Il la repose enfin, étrangement vidé par cette expérience, tout comme elle. Dans d’autres circonstances, les couples ne voient ça que comme un préliminaire ; cependant, ce qu’ils viennent d’échanger était d’une intensité rare et éreintante.
Fakuang observe la zoraïe qui repose dans l’herbe, à présent libre de son étreinte, mais restant là, sans bouger. Respirant à peine. Il se rappelle soudain ses blessures et se hâte de la soigner complètement. Le masque de Laofa reprend un peu de couleur, mais elle reste les yeux fermés, sans bouger, et son expression est étrange, tout à la fois ravie et honteuse, en colère et pleine de désir… Il sourit, va chercher la peluche, ramasse la perle kamique au passage, puis pose les deux dans la main de l’homine. Elle ouvre les yeux, se redresse, regarde ce qu’il vient de lui donner d’un air un peu perdu.
Fakuang se penche puis dépose un baiser sur le coin de ses lèvres. Puis, reprenant son air sardonique habituel, il active le cristal maraudeur et se téléporte.
Restée seule, Laofa serre la peluche contre son cœur, ses larmes se remettant à couler, tout en fermant le poing sur le pacte dans sa main.
Elle murmure enfin :
— Pourquoi, pourquoi…