Anyumé
Où Laofa décide de la jouer solo, encore une fois.
Encore une fois, elle se réveille à côté d’un kami, toute faible après le rappel de la mort.
-Maudits torbaks, grommelle-t-elle.
C’est alors que le kami déclare :
“Shio shi-zi
Ki’wang mizu.
Kaipai, né zo’wang shi !” 2) 3)
Laofa regarde un instant sans comprendre le kami, cherchant si un deuxième homin est près de l’autel. Il n’y a qu’elle. Puis un sens à ces mots se fraie un chemin et elle ouvre de grands yeux :
-Né… Tu ne veux pas dire… Oh né… Je ne suis pas enceinte, quand même ?
Le kami bat des mains, l’air ravi.
-Ya shi ! 4)
Laofa le regarde d’un air catastrophé :
-Ho né… Ho né, je ne voulais pas ça… Ce n’est vraiment, vraiment pas possible… Dit-moi que tu te trompe…
Mais le kami ne répond plus, retourné à ses réflexions de kami, sans doute à présent concentré sur le bruit de l’herbe qui pousse.
Dans les jours qui suivent, Laofa doit se rendre à l’évidence. Visiblement le kami a vu juste. Les malaises qui la prenait de plus en plus ces derniers temps trouvent soudain un sens. Sentir la petite graine de vie qui s’accroche en elle lui fait un drôle d’effet. Elle se demande ce qu’elle doit faire. La maladie et la grossesse ne font pas bon ménage ; plusieurs fois, elle se retrouve pliée de douleur, complètement ravagé par les modifications auquel son corps doit faire face.
Et si l'enfant naissait déjà contaminé ? La peur de condamner un innocent avant même qu'il ait goûté aux plaisirs de la vie lui tord les entrailles.
Laofa ne dit rien à personne. Un moment elle se demande si elle doit en informer le père. Elle pose quelques questions anodines, à lui et à ses connaissances.
-Lui, père ? Ah, il y a sans doute des gamins dans le Désert qui se demandent où est leur père ! C’est un Légionnaire, ha ha ! déclare un de ses compagnons sans comprendre que l’expression sur le masque de la Zoraï marque autant de tristesse que d’inquiétude.
Quand à Jaggernot, il déclare qu’il y a le temps avant de penser à ça. Laofa et son cœur de romantique aurait aimé qu’il la demande en mariage et lui propose de fonder une famille mais elle le sait, c’est à l’Empire qu’il est marié et leur amour ne passera jamais avant. Une petite voix lui chuchote que ce n’est pas le bon homin pour ce genre de rêve, voix qu’elle fait taire rapidement.
Elle en est à ce stade de ses hésitations lorsque le Légionnaire disparaît de l’Écorce. Sans doute une mission urgente ; elle fait confiance à sa force et son expertise au combat pour se sortir de tous les mauvais pas. Mais elle se retrouve seule avec son secret.
Elle pense à la surveillance dont elle est l’objet.
«Je ne peux pas avoir un enfant… Je suis toujours en train de courir l’Ecorce, de prendre des risques… Si on le prenait en otage, pour s’assurer que je reste docile ? Il faut le cacher, le protéger…»
Elle prend la décision de ne rien dire, à personne, et de confier le nouveau-né à des gens qui l’élèveront loin des tourments de ce monde.
«Peut-être que Zirania et son mari… Ils ont eu une fille au printemps, et sur Silan, la paix règne. Peut-être que les kamis ou la karavan accepteront de leur apporter…»
Tout en continuant à courir l’Ecorce, alternant les jours à fouiller dans les archives à ceux sur le terrain, à observer les vestiges d’une époque lointaine, à interroger les homins, à mener ses enquêtes, Laofa se prépare à se débrouiller seule, la peur au ventre, dissimulant comme elle peut son corps qui s'arrondit.
Une ou deux fois, la mort la surprend mais à chaque fois, les kamis la ramènent ; parfois c’est la karavan qui s’en charge.
Un des kamis lui déclare à une occasion :
-Lu shi-zi’i ni’kai, kaipai ! 5)
Elle se demande si c’est parce qu’elle s’entend aussi bien avec chaque faction, ou s’il y a autre chose. Elle ne cherche pas la mort mais celle-ci la rattrape souvent.
Un soir d’automne, elle réapparaît près d’un autel Karavan, encore plus mal que d’habitude. La résurrection est toujours pénible, mais ces derniers temps, à chaque fois c’est un prétexte à une nouvelle bataille entre la petite pousse dans son ventre et la pourriture de son bras. Cette fois, à peine a-t-elle ouvert les yeux que la douleur arrive comme un ouragan, la faisant hurler au pied de l’officier Karavan qui ne peut pas faire grand chose. La crise finit par passer, laissant Laofa au sol, faible et sans force.
-Tu devrais vraiment ralentir, jeune homine, déclare la Karavanière.
La zoraï voit son reflet dans le masque qui se penche au-dessus d’elle, image d’une homine hébétée, épuisée. Elle s’aperçoit que c’est la première fois qu’un officier de téléportation lui adresse la parole pour autre chose que les échanges de dappers.
-Rentre chez toi, prend soin de toi. Tu n’as pas besoin de risquer ta vie de cette façon pour approcher Jena, sais-tu ?
L’officier lui offre ensuite la bénédiction de sa déesse.
Laofa se dit que les karavans ne sont pas plus compréhensibles que les kamis même s’ils ont l’air plus homins. Ils ne disent jamais rien, puis soudain un étrange geste de compassion, avant de retourner à leur froideur et leur mutisme…
Elle s’éloigne de l’autel, cahin-caha, marchant dans la jungle avec précaution, encore secouée. La pluie se met à tomber en un lourd rideau et dans le noir, Laofa finit par être complètement désorientée. Est-ce qu’elle est dans le Bosquet de l’Ombre ou dans le Bosquet Vierge ? Elle ne reconnaît plus rien. A la faveur d’un éclair elle aperçoit un surplomb dans l’Ecorce qui l’abritera le temps qu’elle retrouve ses esprits. Elle se remet en route, trempée, glacée, hagarde après son réveil brutal. Son manque d’attention lui fait manquer quelques indices sur son environnement et elle se retrouve soudain à marcher sur la queue d’un ragus. L’instant suivant, elle se retrouve entourée de cinq autres qui la regarde en grognant, ravis de voir leur repas débarquer.
Laofa se voit déjà de retour à l’autel karavan et ferme les yeux. C’est alors que la douleur dans son bras se réveille. Trop épuisée pour résister, elle laisse la colère l’envahir, dégaine ses armes et taille et tranche nerveusement sans se préoccuper des morsures. Lorsque la colère retombe, les ragus sont morts, mais elle-même se vide de son sang. Elle se traîne jusqu’à l’abri qu’elle avait repéré et s’écroule dans la mousse.
-Je t’ai sauvé. Tu vois que j'ai raison, quand je te dis de tous les tuer !
-N’attends pas que je te remercie. Sans toi, je ne me serais jamais retrouvé ici à une heure pareille.»
La douleur déferle à nouveau dans tout son corps, enveloppant son ventre qui se contracte encore plus fort que les fois précédentes. A la lueur de l’éclair suivant, Laofa se demande comment elle a pu perdre tant de sang et de sève sans en mourir. Interrogation de courte durée, de nouveau elle sent des contractions arriver et comprend alors, terrifiée, que le bébé a décidé de tenter sa chance.
-Né, né ! Ne fais pas ça ! Il est trop tôt ! Né !!!
Elle hurle mais rien n’y fait. Tandis que les heures filent, Laofa se bat pour rester consciente et survivre, seule au milieu de nulle part, et mettre au monde l’enfant qu’elle porte.
Enfin la délivrance arrive. L’orage s’est arrêté depuis quelques temps, il ne reste plus qu’une pluie légère qui lave le paysage. Le silence retombe sur la jungle avec l’aube qui pointe.
Un silence qui réveille Laofa de l’évanouissement auquel elle commençait à se laisser aller. Elle se redresse, prend dans ses bras le petit corps sans vie pour lequel elle a lutté, cherchant vainement à le voir respirer :
-Né, né, ne m’abandonne pas… Accroche-toi, tu t’es accroché jusque là, c’est pas le moment de lâcher…
Trop petite, trop jeune, il était bien trop tôt pour que la naissance arrive. Laofa serre dans ses bras la petite zoraïe, découvrant le visage auquel elle doit faire ses adieux, déjà. Toute bleue, minuscule, un air étrangement serein sur ses traits sans masque tandis que le corps refroidi déjà.
Laofa hurle et pleure à s’en briser la voix, invoquant tous les dieux d’Atys, même ceux dont personne ne parle.
-Rendez-la moi ! Rendez-la moi, et je vous servirais, je vous le jure ! Rendez-moi ma fille !!!!»
Seul le silence lui répond. Même la voix moqueuse qui accompagne si souvent la zoraï préfère se taire.
Serrant toujours contre son sein l’enfant dont elle avait autant craint qu’espéré l’arrivée, Laofa se relève, sourde à la douleur et à la fatigue de son corps, pleurant toujours à chaudes larmes. La lumière matinale lui permet de retrouver où elle est. Elle prend la direction d’un lieu qu’elle connaît bien, où elle a passé de longues heures.
Il n’y a plus rien à faire, sauf de dire adieu à celle qu’elle n’aura pas su protéger. Laofa finit par arriver à la Main du Géant. La Main de la Déesse, comme l’appelle les jénaïstes. Au creux de son écorce, la zoraï creuse puis dépose le petit corps avec pour linceul un morceau de la jupe tâchée de sang qu’elle avait.
-Guzu, petit être, de ne pas avoir pu t’offrir la vie. Puisse ton âme trouver la paix et renaître plus paisiblement. Que la main qui t’entoure te protège mieux que je ne l’ai fait et écarte de ton repos la douleur et la souffrance. Adieu…
Laofa remet le terreau sur la petite tombe, convulsée de tristesse, les bawaabs soufflant à côté d’elle comme pour accompagner ses pleurs. Puis elle prend un petit morceau d’écorce, et grave à la dague un simple idéogramme, à la fois épitaphe et baptême :
«Anyumé»