Lettre VII : Yétin du Vide et Yubo Blanc
Le début de la fin
Fleur Blanche commençait à se faner, sa vie arrivait à son terme. Yétin du Vide couinait de chagrin, complètement déboussolé. Il s’était tant battu pour sa douce amie et elle allait lui être enlevée sans qu’il ne puisse rien faire. Pendant qu’il soutenait sa corole sur son museau, elle prit appuie sur son protecteur et lui murmura de ne pas être triste. Elle lui expliqua qu’elle était heureuse de passer un dernier moment avec un ami et qu’elle n’avait pas peur de retourner dans le Grand Cycle. Le yétin ne comprit pas ce qu’elle voulait dire, les végétaux avaient une sagesse et une connaissance qui dépassait largement celle des animaux.
La fleur blanche s’éteignit. Yétin du Vide était figé, transit par la douleur.
Après plusieurs heures passées à encaisser le choc, il fini par aller chercher refuge auprès des Dieux-Gardiens qui veillaient sur les Cités de l’Intuition. Ces derniers possédaient la connaissance absolue, ils était conscients de l’existence et de l’impact de chaque être vivant qui composait la Trame de la Vie. Leur omniscience les occupaient en permanence, ce qui les rendaient difficile d’approche. Une fois sollicités, ils devaient faire un effort colossal pour uniquement se concentrer sur un seul vivant et lui répondre.
Voilà pourquoi les Kamis sont silencieux.
Les carnivores étaient naturellement fiers et arrogants, rares étaient ceux qui allaient rendre hommage aux protecteurs du Grand Collectif. Lorsque le yétin arriva au temple de Zora, l’un des Dieu-Gardien l’accueilli à bras ouvert sous les yeux ébahis des disciples homins qui l'adoraient. Il fit un geste pour les empêcher de prendre en chasse le prédateur dont les intentions semblaient incertaines. Yétin du Vide avait perdu le goût de la vie et le dieu le savait, il le prit dans ses bras et lui murmura à l’oreille.
-Elle et toi ensemble, Cycle fin mais début. Elle voir, mais toi aveugle. Elle aveugle maintenant mais toi voir. Esprit oublier sinon douleur trop grande pour petites graines. Ma’duk aimer tout ses enfants.
Yétin du Vide ne comprit pas tout à fait les paroles du Grand Sage. Le carnivore lécha le masque du Dieu-Gardien en signe de reconnaissance et reprit son errance dans la jungle. Un matin, il aperçut dans le Bosquet de l’Ombre un yubo au pelage tout blanc.
Un habitant du monde du Dessous!
Parfois, les albinos s’égaraient et traversaient le Grand Oeil du Monde des Ténèbres. Yétin du Vide eut rapidement l’eau à la gueule…le steak sur pattes devait être à moitié aveugle en plus. Le monde du Haut en plein jour était beaucoup trop clair pour les yeux du peuple d'En Bas. C’était trop facile. Yétin du Vide chargea la petite bête qui dodelinait, étourdie par la lumière, et planta ses crocs dans une de ses fesses pour lui arracher sa patte. Paniquée et morte de peur, le yubo se mit à hurler, elle comprit qu’elle ne verrait pas le lendemain. Les Dieux-Gardiens allaient punir son audace pour avoir enfreint les règles et traversé le Grand-Oeil-Qui-Tourbillonne. La petite femelle tremblait et pleurait, elle sentait l’odeur répugnante et insupportable du prédateur penché sur elle. Il allait la priver de son futur alors qu’elle était encore si jeune.
Yétin du Vide ne bougeait pas.
Traumatisé lui aussi, les crocs pris dans la chair de sa proie, il s’était figé en entendant ces hurlements affreusement familiers. La plainte du yubo était celle de sa fleur blanche bien-aimée lorsqu’elle avait peur mais…comment cela pouvait-il être réel? Les paroles du dieu des Cités de l’Intuition résonnaient dans la tête du grand animal. Il fini par ouvrir sa gueule pour libérer la cuisse du yubo blanc qui s’était recroquevillé et se soumettait à la colère de son agresseur. Le yétin posa sa patte sur le dos de l’animal pour l’empêcher de fuir et lécha ses blessures pour le soigner. Quelle horreur, la fourrure blanche de la petite bête était souillée de sang et s’était entièrement de sa faute. Une fois l’hémorragie sous contrôle, le carnivore prit la proie par la peau du cou comme un yétineau et l’emmena dans sa tanière pour la mettre en sécurité. D’autres prédateurs seraient sans aucuns doutes attirés par le sang répandu sur l’herbe de l’animal blessé s’il l’abandonnait maintenant. Le terrier du yétin était terrifiant. Le yubo sentait l’odeur des dizaines voir centaines d'herbivores qui avaient péri sous les crocs et les griffes du monstre qui l’avait enlevé. La petite créature blanche se dit que l’infâme prédateur avait sans doute décidé de l’épargner pour mieux jouer avec elle et faire durer le plaisir mais le monstre gardait le silence. Il avait blottit la petite femelle contre lui et surveillait l’état de ses blessures. Lorsque la petite fut assez forte pour se tenir sur quatre pattes, Yétin du Vide la reprit dans sa gueule pour la déposer dans un pâturage vert. Il somma sa petite prisonnière de se nourrir.
Le yubo blanc mangeait et observait de loin le monstre. Depuis qu’il l’avait croqué, il n’avait rien dit. Une expression de tristesse et de honte trahissait son regard et le yubo ne comprenait pas pourquoi. Elle avait envie de s’enfuir…mais elle avait besoin de comprendre cet étrange comportement.
Les carnivores n’épargnaient jamais leurs proies. Jamais.
Le yubo revint vers le yétin qui avait la queue basse et la mine abattue. Elle frotta sa petite truffe sur le museau du grand animal en signe de paix, réceptive à sa souffrance. Yétin du Vide reconnu l’amour et la résilience de sa précieuse amie, cela ne faisait pas de doute, c’était bien elle. Il avait le sentiment de fondre. Le prédateur se coucha sur son flanc pour être moins imposant et raconta son histoire à la petite créature qui l’écoutait attentivement.
-Je ne te reconnais pas, je n’ai aucun souvenir de ce que tu me dis.
-Les Dieux-Gardiens m’ont prévenu que tu ne te souviendrais de rien. Je crois que c’est pour protéger notre esprit qui n’est pas assez solide pour en encaisser autant. Cela veut dire que moi aussi, je finirai par t'oublier…mais je ne veux pas. Je refuse. Écoutes-moi bien maintenant, je dois te laisser partir. Tu es en mesure de marcher sur tes quatre pattes. Tu peux partir, je ne te chasserai plus.
-Je peux m'en aller?
-Yui, j’ai envie d’être avec toi mais pas comme ça.
Le petit yubo était bien content d’avoir une deuxième chance et disparut laissant Yétin du Vide seul. Une nuit, alors qu’il était déchiré par la souffrance, le yétin chantait à la lueur de la lumière nocturne, comme il l’avait si souvent fait en compagnie de Fleur Blanche. Le petit yubo entendit la plainte, elle lui sembla familière et un sentiment vertigineux de déjà-vu s’empara d’elle. Se déplacer la nuit était une mauvais idée pour la plupart des yubos mais elle venait des Ténèbres et savait comment se déplacer dans le noir sans se faire prendre. Elle s’assit proche du grand prédateur qui avait remarqué sa présence mais ne bougeait pas pour ne pas l’effrayer.
-Que va t'on faire maintenant?
-Nous allons faire de notre mieux. Si tu m’accordes une seconde chance, j’aimerais apprendre à te connaitre à nouveau.
-Et quand l’un de nous retournera dans le Grand Cycle, que se passera t-il?
-L’autre devra guetter son retour et être attentif aux signes des Dieux-Gardiens.
-Les signes?
-Yui, j’aurais du comprendre que de rencontrer une habitante du Dessous n’était pas un coup du hasard. J’ai été aveugle et j'ai faillis te donner la mort. Je ne me le pardonnerai jamais.
Attendrit par la sincérité et la maladresse du grand animal, le yubo lui accorda une seconde chance et se blottit entre ses pattes. Le carnivore lui lécha la tête avec tendresse.
Aucune créature n’échappe au Grand Cycle. Plus tard, Yubo Blanc périt mais cette fois-ci, Yétin du Vide était prêt. Son amie revenait toujours sous une forme plus majestueuse mais aussi avec une espérance de vie de plus en plus longue. Un jour ce fut le tour de Yétin du Vide de retourner dans le Cycle mais il n’avait pas peur, il savait que son amie l’attendrait quelque part.
Il s’éteignît paisiblement et s’éveilla plus tard, métamorphosé.